Encore une semaine avant l'intervention chirurgicale sur mon sein gauche, celui qui a la poisse. J'évite d'y penser, pas la peine de m'angoisser, ça ne changera pas grand chose mais je ne peux pas non plus l'occulter complètement.
Lorsque je regarde mon sein dans le miroir, je suis déçue. J'étais contente de voir à nouveau mes deux seins symétriques, de même volume. Le sein gauche, le malmené, a retrouvé sa souplesse, disparue la peau cartonnée, plus de tissus durs autour de la cicatrice. Je commençais juste à m'habituer à cette nouvelle paire de seins et à m'en satisfaire.
Je me méfie de ma gynécologue, Dr G. Elle ne fait pas de la reconstruction. Sa chirurgie n'a qu'un seul objectif, enlever, taillader, ôter le mauvais, l'atypique, le tendancieux, le suspect. L'esthétique ne vient qu'en dernier plan. Sa priorité est la vie, les cellules saines. Je sais bien que ma vie est plus importante que mon sein. N'empêche que je suis une femme, je me soucie de mon apparence physique et je tente de mener une vie normale. Ce qui implique pour moi d'avoir un corps le plus normal possible. Je déteste y trouver des stigmates du cancer. Je déteste qu'il me rappelle son emprise sur ma vie. Je veux pouvoir me déshabiller dans une salle de sport sans attirer tous les regards, sans me sentir gênée, sans me sentir cancéreuse dans ce temps de loisirs que je m'octroie.
Je crains que ma chère Dr G. n'en enlève un peu trop pour être vraiment certaine de n'avoir rien omis. Lorsqu'elle m'a opérée, voici presque 5 ans, elle m'avait annoncé qu'elle n'allait m'enlever qu'un peu de sein autour de la tumeur primaire. Lorsque je me suis réveillée de cette opération, elle m'a dit qu'elle m'avait enlevé un quart de mon sein. J'ai trouvé un décalage entre l'annonce et le résultat. Je ne me suis pas plainte. Je connais son objectif, j'y adhère forcément. Ma vie avant mon sein, une évidence.
Pour cette intervention, elle m'a dit qu'elle allait enlever toute la cicatrice sur 5mm de profondeur. Ma cicatrice est dans le galbe inférieur du sein, sous le sein. Elle fait bien 7cm. Elle va me faire une belle entaille qu'elle va recoudre bien serrée. Je vais me retrouver avec un beau "frein" dans le sein. Il va falloir en faire des efforts pour l'atténuer et lui redonner une forme plus anodine.
Cette opération va toucher le côté gauche. Celui où il me manque une chaîne ganglionnaire. Je risque d'avoir de la lymphe qui va s'accumuler. Déjà quand je m'épile la jambe gauche, je sens parfois des tiraillements sous l'aisselle, vers cette zone déréglée, abîmée à cause du cancer.
Après ma tumorectomie, j'ai dû avoir 90 séances de drainage lymphatique pour retrouver une main gauche de taille presque normale, qui ne gonfle plus intempestivement et avoir enfin un sein sans œdème post-opératoire.
Je suis presque certaine que même si j'échappe à une accumulation de lymphe du côté gauche, mon sein va à nouveau être dur dans la zone cicatricielle. Je vais être bonne pour reprendre le chemin de ma kiné pourtant déserté sans aucun regret.
Je sais que je ne vais pas laisser mon sein en l'état, je vais tout faire pour encore et toujours le remodeler pour qu'il attire moins le regard. Juste pour avoir l'air le plus normal possible lorsque je suis devant mes filles ou mon mari torse-nue, lorsque je dois me déshabiller dans un vestiaire commun, et surtout pour moi lorsque je me regarde l’œil critique devant mon miroir. Ce qui signifie d'autres anesthésies générales à programmer.
Je la connais assez pour savoir qu'elle va avoir la main lourde. Elle va vouloir être certaine d'enlever toute la zone suspecte. A la base, seul 1mm prélevé s'est avéré atypique mais l'aiguille a pu passer à côté d'un autre millimètre. Elle va vouloir s'assurer qu'il ne me reste plus aucune cellule atypique. Toutes ces cellules vont partir directement au laboratoire de biologie pour être analysées. C'est d'ailleurs cette étape que je redoute le plus. Attendre le compte-rendu de cette analyse, savoir ce qu'ils vont trouver dans mes cellules amputées.
Mon oncologue Dr B. ne laissera aucune chance au cancer de repointer le bout de son nez si elle en a la possibilité. A la moindre trace maligne, je sais ce qui m'attend, chimio lourde et très certainement mastectomie.
Je vais donc me réveiller de cette opération tendue. J'attendrai ce résultat en m'occupant l'esprit au maximum mais cette angoisse restera sous-jacente. L'enjeu est de taille.
Cette semaine, je n'aurais travaillé que lundi et mardi. Je suis en temps partiel le mercredi. J'ai ma perfusion d'herceptine ce jeudi, aussi je suis arrêtée jeudi et vendredi. La semaine prochaine, je ne travaille pas lundi, c'est la Pentecôte. Je n'irai travailler que le mardi. Le mercredi, toujours en temps partiel et le jeudi 16 juin, j'entre en clinique à 7H du matin. Je serai arrêtée toute la semaine qui suit. Je reprendrai enfin le chemin du boulot la dernière semaine d'école, le lundi 27 juin mais il s'agira d'une semaine avec perfusion. Je serai encore arrêtée le jeudi et le vendredi à cause de ma perfusion d'herceptine.
Je me rends bien compte que ma santé désastreuse empiète sur mes performances au travail. Je vais être beaucoup plus absente que présente. Je déteste imposer mon travail à mes collègues à cause du cancer. Je déteste manquer autant à cause du cancer. Je déteste me faire remarquer à cause du cancer. Sur les quatre semaines à venir, je vais bosser 3 jours. C'est dire comme je suis performante. Juste dans une période de pic de travail dans mon boulot. Encore une peine imposée par le cancer.
Finalement, peut-être que les employeurs n'ont pas tort de nous discriminer. Quand je vois toutes mes absences causées par le cancer, je ne peux m'empêcher de me dire que je ne suis pas une salariée comme les autres, je ne peux pas être aussi productive qu'un collègue en bonne santé. Le cancer vient manifester un peu trop sa présence dans ma vie professionnelle. Je suis tellement désolée de cet état de fait, j'aime vraiment mon travail. Je vais encore perdre pied avec mes projets en cours et je vais devoir consacrer pas mal de temps à me remettre dans le bain.
J'ai conscience que cette histoire avec le cancer ne s'arrêtera jamais. Je ressens une grande lassitude face à cette sensation de n'en avoir jamais terminé, d'être dans l'impossibilité malgré tous mes efforts de vivre normalement. Le cancer va se rappeler à moi physiquement, professionnellement et bien évidemment psychologiquement. Malgré tous mes efforts pour être une personne normale, active, je suis une cancéreuse consciente que tout peut basculer à tout moment. J'arrive assez bien à le vivre en général et quelquefois, plus rarement, j'étouffe. Je sens un peu plus les barreaux que le cancer a construit autour de moi et l'image de moi qu'il me renvoie déformée. Je voudrais tant qu'il me lâche.
Photographie d'André Kertész
et encore ici
Ça me fait penser au film que j'ai adoré, "Le bruit des glaçons". Je ressens exactement la même impression que le personnage principal. Partout où il va, son cancer est là avec lui. Il n'arrive pas à l'oublier, le cancer s'immisce partout dans sa vie. Lorsqu'il se retrouve au lit avec une femme, le cancer est encore là et se glisse avec eux dans le lit car il a une apparence humaine dans ce film. Il est condamné à le promener avec lui. Il ne lui reste plus qu'à tenter de s'en accommoder du mieux qu'il peut mais c'est loin d'être évident, le cancer est omniprésent quoi qu'il fasse et lui gâche pas mal d'instants de sa vie.
Un détail qui aurait dû être anodin dans ma vie illustre parfaitement cette emprise du cancer.
L'ascenseur doit être coupé trois jours dans mon immeuble pour des travaux de mise en conformité. Ils auraient dû être terminés la semaine dernière mais ils n'ont pas encore commencé. Finalement après avoir été repoussés une première fois en début de cette semaine, ils devraient commencer demain. Jeudi je vais devoir descendre les 5 étages par les escaliers pour aller chercher mes filles à l'école après ma perfusion d'herceptine alors que ce produit me coupe les jambes. Au retour, il faudra que je fasse l'ascension de ces 5 étages par les escaliers. Cette programmation des travaux de l'ascenseur commence à devenir problématique. Si jamais ils sont encore repoussés à la semaine prochaine, je vais faire comment en sortant de l'anesthésie générale le jeudi pour grimper 5 étages ? Je sais que mon mari interviendra pour que ce jour-là, l'ascenseur fonctionne, au pire il sortira ma carte cancer. Voilà un détail qui passerait comme une lettre à la poste pour tout le monde sauf pour moi et ma saleté de cancer. Toujours ce cancer qui me revient en pleine figure comme un boomerang là où on l'attend le moins.
La seule consolation que j'ai est d'être très entourée. Deux de mes amies veulent prendre mes filles à dormir le soir de mon opération. Elles veulent me les garder pour me permettre de me reposer. Ma mère va venir me chercher à 6H30 du matin pour m'accompagner à l'hôpital, rester un peu avec moi et revenir me chercher dans l'après-midi pour ma sortie. Ma soeur a posé deux jours de congé et va rester chez nous le jour de l'intervention, le lendemain et le week-end qui suit pour m'aider. Mon mari, comme toujours, va faire son possible pour m'alléger de toute peine. Leur affection, leur attention me font un bien immense. J'y puise le courage nécessaire pour continuer à combattre et à supporter tous ces obstacles. Je vais faire comme dans la chanson des Cowboys fringants "Chêne et Roseau" :
Car c'est sa fatalité
Toujours retomber
Tomber,
Tomber pour se relever
Retomber
Tomber pour se relever