Cette approche réduit le rôle économique de l’Etat à presque rien, remettant la création des richesses et leur distribution aux bons soins de l’entreprise privée et des marchés. Elle est fondée sur l’adoption de conditions idéales de fonctionnement des systèmes économiques et d’une vision idyllique du capitalisme : concurrence loyale et parfaite, information également partagée par tous, inégalités sociales réduites, absence d’incertitude, marchés disponibles pour tous les biens et services nécessaires à la vie individuelle et sociale (ce qui peut se traduire aussi par marchandisation complète de la vie sociale), etc. La réalité économique et sociale révèle et prouve chaque jour la défaillance de ces conditions, encore plus saillante dans les pays en développement. Et ce n’est pas la globalisation (qui enfourchait le cheval de bataille de la libéralisation outrancière et tous azimuts) qui pourrait démentir cela, avec la grave crise financière et économique qui sévit encore.
L’Etat et le secteur public garderont des missions cruciales pour le développement économique : fonctions d’affectation des ressources pour les services fondamentaux (instruction, santé, transports et communication, recherche scientifique), la redistribution des richesses, la régulation conjoncturelle de l’économie ainsi que l’éclairage informationnel avec la prospective, la prévision, voire la planification stratégique. Les bouleversements et convulsions révolutionnaires rendent encore plus urgente l’action publique, et quand les appareils de l’Etat tiennent encore, ils révèlent leur caractère d’ultime recours face au retrait préventif des initiatives privées. Les gouvernements intérimaires doivent consolider la conjoncture et jeter les bases du moyen et long termes, tout en veillant à la sécurité, la protection des biens et des personnes. C’est en ce sens que l’initiative du groupe des économistes internationaux peut être fondée. Des actions d’urgence doivent être accomplies dans un contexte de chute de la croissance et des ressources budgétaires : réparation des destructions et dégradations des équipements publics vitaux, maintien du fonctionnement des services publics, aides et soutiens aux populations pauvres dont les cris de misère étaient étouffés jusqu’ici par la dictature, solutions exceptionnelles pour atténuer la souffrance du chômage, réparation des injustices subies par les salariés précaires, exploités par des affairistes voraces ou par une bureaucratie sourde et indifférente. La récupération par la Communauté Nationale de toutes les richesses spoliées par l’oligarchie déchue, des biens et des actifs dans divers secteurs de l’activité économique nationale (agriculture, industries, services, finance,) mais également à l’étranger, un impératif de justice et de dignité, et leur remise au service de l’économie nationale, contribueront à financer ces programmes publics. Mais les délais de réalisation demeurent incertains. La revendication centrale de justice sociale appelle la mise sur les rails d’orientations stratégiques pour la résorption des disparités manifestes en matière d’infrastructures sociales et techniques, si nécessaires par ailleurs à tout progrès matériel et toute dynamique économique. L’accélération de la mise en œuvre des programmes et des projets peut même contribuer à l’allègement du poids des déséquilibres accumulés, en premier lieu le chômage. 3. La proposition centrale d’Edmund Phelps demeure cependant pertinente : aucune libération des énergies n’est possible sans changements profonds dans les rapports de l’Etat et de la société, y compris avec la sphère économique. L’autonomie des acteurs sociaux est un principe cardinal de la démocratie politique et sociale. Il ne faut pas oublier que la Tunisie indépendante a connu l’Etat hégémonique dans toute sa splendeur : arguant de l’ampleur des actions à réaliser, associées aux impératifs de la « construction nationale », il installait sa mainmise sur toute la société, s’érigeait en tuteur suprême et artisan exclusif de son destin. Mais face aux multiples crises, l’Etat a dû se rendre à l’évidence de l’impossibilité de régenter seul l’ensemble de l’activité économique et la définition des relations sociales qui l’encadrent. La montée progressive d’un certain libéralisme et des groupes sociaux qui l’incarnent, est restée organiquement liée à l’Etat et au parti unique qui le colonise, ne réussissant même pas à assurer l’autonomie d’une bourgeoisie consciente et agissant pour ses intérêts propres; celle-ci restait ballottée entre les contrariétés d’une bureaucratie étouffante (nécessaire à la survie du parti-Etat) et les sirènes de la connivence et de l’association, jusqu’à subir l’asservissement et l’assujettissement par une oligarchie mafieuse. L’organisation démocratique de la société implique la reconnaissance solennelle et essentielle de l’autonomie de la société civile, de la possibilité de son existence indépendante de l’Etat. L’organisation des pouvoirs publics et leur équilibre doivent permettre l’exercice effectif des droits et libertés individuels et collectifs. Les réformes profondes de l’administration doivent viser la réduction, la simplification et l’allègement des procédures et des règlementations. De nombreuses institutions publiques devraient bénéficier d’une large autonomie de fonctionnement, dans le cadre d’orientations générales fixées par les autorités centrales (qui peuvent être exécutives ou législatives). Sur le terrain de l’économie, il s’agit de bien délimiter et clarifier le partage des rôles, les missions des acteurs (instances publiques, entreprises privées, associations, ONG, etc.). L’action économique publique, les rapports avec les opérateurs privés et les mécanismes de régulation doivent clairement et régulièrement justifier de leur efficacité socio-économique et de leur contribution à la justice sociale. C’est le fondement du principe de responsabilité auquel toute institution publique devrait se soumettre.
Tahar ABDESSALEM, 6 juin 2011[1] “For a Successful Arab Revolution”, Center on Capitalism and Society at Columbia University,http://www.stanford.edu/~johntayl/PHELPS%20LeMonde%20On%20G8%20Proposal%202011-5-20.pdf. « Un capitalisme du XIXe siècle pour aider les révoltes arabes », par Edmund Phelps, Le Monde, 26 mai 11 [2] «Un plan économique pour soutenir la transition démocratique en Tunisie », Le Monde, 18 mai 2011.