Les soirées de l’équinoxe (6)

Par Montaigne0860

Après la fin du concert, lorsque les spectateurs se retrouvent dans la salle de réception, l’instrumentiste passe de groupe en groupe, recueillant des éloges qu’il juge exagérés : « Sans Serena, rien n’eût été possible !», dit-il une coupe à la main. On lui objecte l’exécution parfaite de ses Vacillements, il balaye les louanges en souriant :
« La voix, la voix de Serena… Vous ne vous rendez pas compte !
- Si, si fait son interlocuteur du moment qui semble s’y connaître… mais votre maîtrise.
- Ce n’est rien qu’un artisanat un peu risqué ! Sa voix, sa voix seule compte ! »
Il est déçu de ne pas la voir parmi eux. Où sont-ils ? Pourquoi ont-ils disparu ? Il s’approche des baies vitrées, les ouvre, risque quelques pas seul dans la nuit où les trois tours derrière l’auditorium se dressent au bord du vide. Il frôle le liseré du ravin, le vent lui souffle dans le dos ; il avance dans la nuit, appuyé sur la petite rambarde de pierre qui longe l’abîme, tend l’oreille vers la Vézère dont le murmure remonte en un bruissement de feuilles froissées ; bientôt c’est un chant, une mélodie se met en place, il enregistre dans sa mémoire les frissons ascendants, n’éprouve curieusement aucun vertige, songe que c’est sans doute l’obscurité qui le protège. Il s’allonge alors sans égards pour son costume sur les dalles fraîches du rebord et compose une pièce, pinçant entre ses doigts des notes dans l’air saturé de musique. Il coud entre elles les étoiles qu’il intègre à son propos chanté. Ses yeux à peine ouverts lisent les constellations, des scintillements ponctuent l’obscur comme s’ils figuraient une partition et tout se met en place, du lit tortueux des eaux jusqu’à la voie lactée, abîme vertical. Une barcarolle comme on en écrivait autrefois lui monte entre les doigts cependant que son corps fait naître des accords de piano désignant la distance entre l’eau terrestre et les univers qui se pressent à sa rencontre. Tout est là, pense-t-il, il suffit de recopier. Il sourit. Tant de facilité !
Et soudain chacun de ses bras est arraché de sa position et traîné sur un mètre à l’intérieur du terre-plein : il est soulevé comme on le ferait d’un malade et perçoit des hurlements de panique :
« Mais que faites-vous là ? Vous êtes fou ! Vous pourriez basculer dans le ravin, quel idiot, mais qu’est-ce qui vous prend ?! » Il se redresse en s’époussetant, le Baron et Emma le relâchent enfin. « Excusez-moi, je n’avais pas l’impression de…
- Ces pierres ne sont pas bien fixées, c’est dangereux de s’installer comme vous le faites !, dit le Baron. Vous n’avez quand même pas l’intention de mourir ?!… Eh, c’est qu’on a besoin de vous pour le concert de demain ! ajoute-t-il en riant.
- Oh je suis vraiment désolé de vous avoir fait peur à ce point !
- Ce n’est rien, ne vous excusez pas, ce n’est pas si grave !
- Pardon, pardon, je rêvais, vous savez. »
Le Baron et Emma le prennent chacun sous le bras et l’entraînent vers la salle de réception. Il demande si Serena est revenue.
« La voilà ! », dit Emma. Elle apparaît dans l’embrasure de la baie vitrée, en robe bleu nuit très longue les bras couverts et le col serré autour du cou, sa coiffure a été dérangée, le visage aux traits réguliers respire l’angoisse. Ils se rapprochent : des plis se dessinent sur son front, elle semble tétanisée.
« On ne te voyait plus ! J’ai eu tellement peur pour toi , dit-elle, tellement peur ! » Il pense qu’une autre angoisse la traverse. Les répétitions et le concert ont été tellement délicats ; Marcato et son allure d’imbécile, ses rythmes intenables, un vrai dingue; il aurait voulu détruire la musique qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Il le revoit féroce, arque-bouté sur son piano, comme s’il jouait pour lui seul et surtout la fin du « Pâtre » où certes il faut accélérer, mais pas à ce point ! Comment sinon jouer proprement les détachés de la clarinette? On aurait dit un défi. Il revit un instant la peur qui l’a traversé lorsque l’autre a multiplié les foucades rapides. Quel abruti! Un souffle de haine l’envahit, une tornade, il interroge :
« Il est où ?
- Il est resté dans notre chambre, chuchote Serena d’une voix étranglée.
- Il a bien fait. Je l’aurais engueulé ! Tu ne peux pas continuer comme ça. Moi, de toute façon s’il nous sabote le rythme demain, j’arrête en plein milieu du morceau. J’en ai marre de ses diableries ! Non, tu ne peux pas continuer comme ça, avec ce sale type !
- Écoute, entre lui et moi, c’est notre affaire, d’accord ? (La voix se fait prosaïque, terrible, il entend des reproches, des bravades, des amertumes).
- D’accord. Mais dis-le lui bien ; demain j’arrête au milieu s’il nous refait le coup ! »
Elle fait oui de la tête : sans prévenir, des flots de larmes lui échappent. Il l’entraîne au dehors, sort un mouchoir tout en l’entourant de l’autre bras. Elle l’écarte doucement, lui signifiant qu’il lui fait mal. Elle a quelques difficultés à avancer. Il demande si elle est blessée ; redoublement de larmes. Il la tient à distance, l’observe : « Des coups ? » Elle hésite, puis bascule tout son corps vers lui, approuve d’un mouvement de tête. Ils restent longtemps dans les bras l’un de l’autre, sans dire un mot ; il n’ose pas la serrer. Le vent redouble, rien ne lui vient pour la consoler, les pans de sa robe frissonnent, elle tremble, s’enfuit sans prévenir dans la salle de réception.