Alain Malherbe (1957-2002)
Parler d'un poète que peu connaissent en dehors des fidèles
du Dé Bleu ou de la revue Travers et lui rendre un hommage en espérant qu’un
jour on le relira grâce à un éditeur qui aura fait le boulot de rassembler en
un seul opus et ses quelques (peu) livres et les poèmes éparpillés et inachevés
(une abondance) publiés en revue afin qu’on en mesure l’immense portée, ce
poète, il s’appelle Alain Malherbe.
Que quelques sobricateurs lyrico-étriqués surnomraillaient
« malgerbe » pour ce que son livre Diwan du piéton (Le Dé Bleu, 1989) narrait la vie d’un type dans la
galère (chômage, alcool...) passant beaucoup de temps dans les goguenots à
évacuer le trop plein d'alcool et le dol existentiel ; mais ces andouilles
ne savaient lire au-delà de ces faits quotidiens ni que le poète réglait son
sort au Narcisse prolifique en poésie, ironisant saprément sur l’image du
pauvre poète alangui de soi (par là probablement pointant ses détracteurs), –
je lis chez lui un palimpzeste
d’humour jaune à la Corbière – ; ils ne voyaient non plus qu’il opérait
d’abord et avant tout une fusion du bas et du haut ; car les scènes
décrites l’étaient dans une langue à la fois populaire et savante, mêlant
l’argot et l’obsolète réveillé, recherchant le décalage et l’incongru ; une
fusion rythmée avec précision musicale ; « mon projet : briser
le français écrit », écrivait-il, indiquant qu’il s’inspirait de
l’espagnol pour l’absence du « je » devant le verbe (contenu dans la
désinence verbale) ; ses poèmes étaient narratifs, il fuyait le poétisme
(de quelque sorte qu’il fût, étant entendu que ça n’est pas le vice de forme du
seul lyrisme) ; il plaçait l’homme au centre d’un quotidien immensément
entouré ; « l’écriture, c’est ma manière de militer politiquement ;
exprimer ce que les gens autour de moi pensent ; faucher à chaque phrase
un hiérarque figé du système gravito-marchand », je précise qu’il était
d’une lignée ouvrière anarchiste, communiste, socialiste.
Il est mort à l'âge de 45 ans, en 2002, d'un coma éthylique. Phénoménal lecteur
d’Ezra Pound, revendiqué comme son modèle, de William Carlos Williams,
d’Agrippa d’Aubigné, de du Bartas, des Chinois (Su Tung Po) et des Russes,
auxquels il conférait la plus forte conscience politique (Mandelstam), (« plus
ça va, plus on découvre qu’ils ont posé les bases d’une certaine
modernité »), Alain Malherbe contenait une galaxie, il rêvait de
rassembler une infinité de poèmes relatant ces événements et ces faits et ces
détails qui faisaient, selon lui, le monde moderne, s’appuyant pour cela sur le
jazz, le rock (« me donne rythme, vitesse, mélange sur la page »), la
bouffe, la littérature, la science-fiction, des lectures non poétiques (Science et vie) etc., et sur des tas
d’articles de toutes sortes ; il collectait du matériau, découpait et
rangeait dans des chemises ou collait dans des grands cahiers pour construire
ensuite ses poèmes, lesquels étaient des montages sans cesse démontés par
l’insatisfaction et remontés par la même. C’était un prolo du verbe ; il
bossait comme un acharné pour que le « B » et le « H »,
comme on dit en sociolinguistique, se conjuguassent, le « bas
langage » et le « haut langage », mais aussi la condition
terrestre (bas) et la condition extra-terrestre (haut), oui-da, il s’était
fabriqué une langue de prolo érudit ; une langue du 16e mêlée à
ces langues qu’il allait écouter aux Puces, « la raucité des parlers
maghrébins/les roucoulis du tamoul », un sacré bon sang de « code
mixing ». C’était un piéton qui portait en lui le rêve du grand poème
galactique (L’Âge de l’espace avait
pour ambition de faire décoller le quotidien… « Ah ! que la vie est
quotidienne ! », ce vers de Laforgue n’est-il pas propulseur ?) ;
mais ce rêve était trop et de plus en plus grand ; il n’y arrivait
pas ; se corrigeant sans cesse ; il se réfugia dans l’alcool. Didier
Daeninckx l’admirait (« il y a une bonne dizaine d’années, j’étais tombé
sur le Diwan du piéton, et cette
poésie ancrée m’avait véritablement bouleversé », écrivit-il après sa
mort).
À sa mort, je ne sais ce qui s’est passé ; ses cahiers, ses chemises, j’ai
l’impression que ça a disparu, j’ignore ce que sa famille en a fait. Je ne
décolère pas depuis six ans face au triste sort qu’il est fait à sa mince œuvre
publiée et à son immense œuvre inaboutie, inédite, publiable, (puisqu’il la
destinait à publication), je n’accepte pas qu’un poète immense sombre dans
l’oubli ; il faudra bien un jour partir à la recherche de ses cahiers et
chemises.
Une contribution de Jean-Pascal Dubost
Bibliographie :
Bar, tabac, etc., Le Dé Bleu (coll. Herbes
Folles), 1981 (épuisé)
Les tambours ne s’arrêteront jamais,
Polder (revue Décharge), 1984 (épuisé)
La Vie sur Mars, Verso, 1986 (épuisé)
Diwan du piéton, Le Dé Bleu, 1989
L’Age de l’espace, revue Travers,
1989 (épuisé)
Poèmes (work in progress) dans les revues La Corde Raide, Plein Chant, Décharge, Travers, M25, Verso/Matières, Le Guide Céleste…
Dossier « Alain Malherbe » dans le n°98 de la revue Décharge (présentation, entretien avec Valérie Rouzeau et Jean-Pascal Dubost, trois étapes d’un même poème, lettres)
Hommage dans le n°116 de la même revue.
sur le site de l’éditeur Écrits des Forges, co-éditeur de Diwan du Piéton avec le Dé bleu