Sommaire :
1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur (le présent billet)
4. L’innovation
5. La colonisation de l’espace
6. La métaphore
7. Le newtype
8. Conclusion et sources
L’auteur :
a. Les débuts
b. Premiers succès
c. Le triomphe (le présent billet)
d. Dix ans de Gundam
e. L’après Gundam
c. Le triomphe
Pourtant, ce ne sont pas ces distinctions qui convainquent les sponsors de revenir sur leurs décisions d’enterrer Gundam une bonne fois pour toutes. Car plusieurs éléments d’ordre financiers s’entremêlent en l’espace de quelques mois. D’abord, les rediffusions de Mobile Suit Gundam à d’autres horaires obtiennent des taux d’audience deux à trois fois supérieurs à ceux de la première diffusion (1), un chiffre peu négligeable qui traduit un nouvel engouement du public ; ensuite, et le plus important du point de vue des sponsors fabricants de jouets, c’est-à-dire les seuls à même de pouvoir décider si oui ou non une série d’animation peut bénéficier d’une seconde chance, une nouvelle ligne de produits dérivés lancée à l’été 1980 obtient non seulement un succès considérable mais elle touche aussi une audience assez inédite : ces maquettes, les toutes premières créées pour la franchise Gundam, donc celles qui lancèrent le Gunpla (2), attirent une clientèle bien plus âgée et plus mûre que la précédente (3), qui se limitait à de simples jouets mis en vente lors de la première diffusion de la série TV ; c’est le signe que cette licence intéresse un public à la fois différent des autres séries de mechas mais surtout plus fortuné, et donc plus à même de dépenser des sommes importantes – bref, une poule aux œufs d’or.Comment expliquer un tel succès ? Tomino détaille son opinion sur ce point dans sa conférence du 7 juillet 2009 au Club des Correspondants étrangers du Japon (4) : « […] Quand j’ai commencé dans ce genre, celui articulé autour de robots géants ou de robots à l’apparence humaine, ils tendaient au ridicule. On les considérait comme des personnages, pas de véritables personnes, et on ne les prenait pas au sérieux. Tout ce que j’ai fait consistait à récupérer ce concept mais sans jamais parler de robots, ou de robots humanoïdes. Au lieu de ça, je parlais de “mobile suits.” Je pense que le secret de notre succès se trouve là.
« En d’autres termes, en créant ce nouveau terme, “mobile suits,” je pense que nous avons été à même de donner à Gundam un aspect complétement différent qui le plaçait à part des autres histoires de robots qui ne semblaient que pour les enfants. Je pense que nous avons pu développer une fan base qui considérait ces robots mobile suits comme très différents de ce qui existait avant. En fait, au Japon, quand on considère les séries Gundam, on ne les voit pas comme des histoires de simples robots mais comme des récits de robots réalistes, qui sont considérés comme un sous-genre un peu différent.
[…]
« Mais une chose typique des séries Gundam est que les héros et les ennemis que vous y trouvez sont tous considérés comme des personnes à part entière. Ils sont tous sur le même pied d’égalité. Avant que je commence à travailler dans ce genre, les ennemis quels qu’ils soient étaient tous des agents étrangers. Le fait que, pour la première fois, nous avons introduit des êtres humains tangibles à la fois comme héros et comme vilains signifiait qu’au bout d’un moment, alors que l’histoire progressait, certains d’entre eux changeraient de camp. Vous pouvez voir que c’était une approche tout à fait radicale pour ce genre. En fait, ce choix amena ces histoires dans le champ des drames humains classiques […].
« Alors je ne crois pas que nous avons commencé en essayant de créer une histoire simple juste parce qu’elle était destinée aux enfants. Ce n’est pas du tout l’approche que nous avons choisi. Ce que nous essayions de faire était de raconter une histoire de guerre. Ainsi, ces types de personnages apparurent d’eux-mêmes. Le fait qu’ils se montraient légèrement différents des gens normaux, et qu’ils pilotaient ces mechas, n’était qu’un effet annexe. L’histoire originale concernait des êtres humains. »
Plus prosaïquement, donc, Tomino explique le succès de Gundam par son réalisme, tant sur les aspects techno-scientifiques de cet univers que sur celui de ses personnages – et d’autant plus que ces deux éléments restent de toutes manières liés entre eux, comme j’ai eu l’occasion de l’évoquer dans la partie précédente à propos de l’influence de John W. Campbell (1910-1971) sur le développement de la littérature de science-fiction, quand ce rédacteur-en-chef incita les auteurs du genre à développer les aspects humains de leurs récits.À y regarder de près, pourtant, cet attrait pour le réalisme ne concerne pas que Gundam, car plusieurs auteurs japonais de l’époque développèrent eux aussi une approche sensiblement similaire dans leur travail. On peut citer par exemple Katsuhiro Ôtomo, dont le style graphique résolument réaliste représente une étape importante dans la maturation de la culture manga de l’époque – au point d’ailleurs que la critique spécialisée de l’archipel parla longtemps de « choc Ôtomo » (5). Ce qui en fait étonne assez peu compte tenu de la situation économique du Japon à la fin des années 70 : devenu une des plus grandes puissances industrielles et financières du monde, et notamment en se plaçant à la pointe de cette technologie qui représente par essence le lien avec le réel, ce Japon qui « a perdu la guerre mais gagné la paix » signait là sa rupture définitive avec la féodalité d’avant-guerre qui n’était jamais qu’une forme d’enfance sur le plan politico-social. Ainsi, l’archipel entrait-il de plein pied dans la cour des grands, faute d’un meilleur terme, il acceptait enfin de jouer un rôle à l’échelle internationale en renonçant une fois pour toute à son isolationnisme traditionnel et plusieurs fois séculaire ; et ceci s’accompagnait bien sûr d’un bouleversement pour le moins radical de la société nipponne, que ses artistes ressentirent et exprimèrent dans leurs œuvres respectives, chacun à leur manière. Or, ce réel qui caractérisait cette nouvelle société japonaise surgissait aussi dans ses diverses productions de l’esprit, dont les mangas et les animes, et de telle sorte que le genre real mecha s’affirmait ainsi comme un des symboles de ce Japon nouveau, en opposition avec la symbolique du super robot qui, lui, représentait la dichotomie du Japon d’après guerre souvent décrit comme écartelé « entre tradition et modernité » – ce que j’ai eu l’occasion de démontrer dans la partie précédente…
Devant un tel engouement de la part d’un public aux moyens financiers bien supérieurs à la moyenne, Bandai – forcément pragmatique, comme tous les groupes de taille imposante – saisit bien sûr cette opportunité de battre le fer tant qu’il est chaud. Voilà comment s’avance puis se développe le projet de reformater la série TV originale en une trilogie de films pour le cinéma. Sunrise a carte blanche et un budget plus que conséquent. Alors Tomino saute bien évidemment sur l’occasion pour réaliser enfin tout ce qu’il voulait faire depuis le début.
Ou du moins presque tout…
Car le calendrier est serré et reconsidérer le niveau d’animation de l’ensemble des 43 épisodes pour un format cinéma s’avère une entreprise considérable. D’autant plus que l’occasion est trop belle pour compléter enfin le récit, au moins sur le plan des idées, mais aussi revoir de nombreux designs qui n’avaient pas vraiment leur place dans Gundam pour commencer – ça fera toujours quelques modèles de jouets supplémentaires à vendre… L’ensemble de l’équipe s’attelle donc à la tâche, en espérant trouver là l’occasion d’achever enfin ce qui avait été commencé deux ans plus tôt mais n’avait jamais pu être vraiment terminé.
Le premier de ces trois films de 135 minutes chacun sort le 14 mars 1981 et bien que les pellicules utilisées restent les mêmes que ceux des épisodes correspondants de la série TV originale, la production remporte un très franc succès : si elle s’avère assez raccourcie, mais aussi expurgée de ses éléments les moins importants, ou des plus maladroits selon les points de vue, cette nouvelle version a beau se contenter de placer bout à bout les premiers épisodes de la série TV, le public se laisse charmer par ce format inédit. Ce qui ouvre des options nouvelles aux artistes de Sunrise. De sorte que si le second film, Soldiers of Sorrow, sort à peine quatre mois plus tard, le 11 juillet, il présente environ un tiers de séquences inédites, certaines scènes refaites en entier et d’autres ajoutées pour mieux cerner le propos, mais toutes de très bonne facture sur les plans techniques et artistiques ; la magie opère une nouvelle fois, et cette nouvelle production s’affirme comme une nouvelle réussite. Ainsi, le troisième film, Encouters in Space, sort-il seulement un an après le tout premier des trois, le 13 mars 1982, avec près de 70% de séquences nouvelles cette fois ; et si la conclusion du récit demeure inchangée dans les grandes lignes, les idées que la production souhaitaient évoquer s’y trouvent néanmoins présentées avec bien plus de précision, en les rendant ainsi beaucoup plus compréhensibles. Pour cette raison, cette trilogie pour le cinéma est considérée comme la version définitive de Mobile Suit Gundam, l’édition ultime en quelque sorte – le « canon ».Il vaut de préciser que le troisième et dernier tome de l’adaptation en roman de First Gundam par Tomino, donc celle-là même qui constitue le sujet de ce dossier, paraît au même moment que le tout premier film de cette trilogie cinéma. Ce détail a priori anecdotique s’avère en fait bien plus fondamental qu’il y paraît. Car une des différences principales entre la série TV originale et son adaptation en trois long-métrages tient justement en ce que de très nombreux éléments parmi les nouveaux que présente la version des salles obscures viennent précisément de cette adaptation en romans (6) : ce livre en trois parties se présente donc comme d’une importance capitale dans la version « canon » de Mobile Suit Gundam, et notamment pour sa toile de fond, sur les plans historiques comme politiques, ainsi que pour ses considérations d’ordre philosophique, faute d’un meilleur terme, quant à ce fameux concept newtype qui sert de colonne vertébrale à ce récit hors norme – et même si Tomino lui-même a récemment admis n’avoir saisi qu’il y a peu de quoi ce concept retournait vraiment (7) : j’aurais bien sûr l’occasion d’y revenir en détails dans une partie prochaine de ce dossier. Ainsi, en influençant de manière aussi profonde l’itération définitive de First Gundam, celle-là même sur laquelle se basent toutes les autres productions appartenant à la chronologie Universal Century, quel que soit leur média, la véritable portée de ce roman tient au final dans la marque qu’il pose sur chacune de ces créations, au moins indirectement, et quel que soit leur réalisateur : si le récit qu’il narre s’avère assez foncièrement différent de celui des trois films, les idées et les explications qui s’y trouvent présentées et développées n’en constituent pas moins la source – la « Bible » en quelque sorte – dans laquelle les nouveaux auteurs puisèrent leurs inspirations ou bien, plus simplement, se référèrent pour échafauder leurs propres récits – spin offs ou autres. Mais malgré tout, et quels que soient les emprunts, références, hommages ou clins d’œil que font les diverses productions de la chronologie Universal Century à ces trois romans, ils n’en restent pas moins une version alternative de Mobile Suit Gundam, qui ne saurait en aucun cas s’insérer dans le récit de la version animée et encore moins la remplacer…
C’est donc fort de la réussite de cette adaptation en long-métrages que Tomino lance avec Sunrise une autre création, Sentou Mecha Xabungle (Combat Mecha Xabungle ; 1982-1983) dont le premier épisode se voit diffusé sur Nagoya Broadcasting Network le 6 février 1982, avant même la sortie d’Encouters in Space, le dernier film de la trilogie Gundam au cinéma. Peut-être grâce au triomphe de cette dernière, Xabungle s’avère lui aussi un succès en dépit d’un ton beaucoup plus léger et humoristique que celui de Gundam, voire même assez parodique par moments, et qui reflète peut-être l’état d’esprit de son réalisateur comme j’aurais l’occasion d’y revenir en détail dans la prochaine partie de cette biographie : bâti comme une sorte de road movie sous bien des aspects – mais à ce stade les différentes réalisations de Tomino ont déjà habitué ses spectateurs à la dimension « nomade » de ses protagonistes –, ce récit se situe sur une planète appelée Zola et dans un avenir lointain où la race humaine se divise en deux camps principaux, l’Innocent et les Civils, dont seul le premier maîtrise la technologie alors que le second, aux diverses branches et cultures spécifiques, dépend du précédent pour l’obtention de ces équipements toujours plus sophistiqués mais surtout indispensables à la survie dans ce monde hostile…La rencontre d’un gang de brigands du désert avec Jiron Amos, un jeune homme voulant venger l’assassinat de ses parents, va bousculer l’ordre des choses. Car dans cette société, on ne peut exiger réparation d’une injustice que dans un délai de trois jours seulement après que celle-ci ait été commise : une fois passé ce laps de temps, on abandonne sa quête de vengeance ou on devient criminel ; or, Jiron a bien l’intention de poursuivre l’assassin de ses parents jusqu’au bout du monde s’il le faut, et peu importe le temps que ça lui prendra pour le coincer. En embarquant les jeunes brigands dans son aventure – et plus ou moins contre leur gré –, Jiron amorce sans le vouloir une série d’événements qui vont peu à peu bousculer l’équilibre des forces en présence : jusqu’ici en effet, on n’avait jamais vu une telle synergie de groupe dans ce monde de sauvagerie et de violence tout entier basé sur les individualismes et les intérêts personnels ; au point d’ailleurs que les succès de cette bande face aux nombreux dangers de Zola ne laissera pas indifférent les leaders de l’Innocent, ceux-là même qui mènent depuis longtemps une expérience à l’échelle de la planète entière et dont certains d’entre eux voient les agissements de Jiron et de ses amis comme la parfaite démonstration que leur expérimentation non seulement touche à sa fin mais aussi porte ses fruits – mais cette preuve de l’inutilité nouvelle de l’Innocent amène aussi certaines factions de ce camp à envisager peu à peu des mesures pour le moins… radicales.
Xabungle tient une place de choix dans l’œuvre de Tomino car cette production présente plusieurs éléments narratifs qui deviendront par la suite assez prépondérants dans ses réalisations : on peut citer, entre autres et sans ordre précis, le lavage de cerveau comme cause pour au moins un personnage de son passage d’un camp à l’autre, la présence de plus de deux factions en conflit, un climat de guerre civile,… ; cette pluralité d’éléments neufs et aux accents très humains à défaut de franchement psychologiques traduit une maturation du genre mecha difficile à contester, et qui s’avère d’ailleurs tout à fait transposable à d’autres genres narratifs. Pour le reste, par contre, cette série ne présente presque pas d’innovations, mis à part que le mecha vedette du récit change au beau milieu de la série puisque le protagoniste principal le troque contre un autre plus sophistiqué, ce qui représente du point de vue de l’inventivité un intérêt aussi discutable que ce qu’on retrouve un tel élément dans bien peu de productions postérieures, quel que soit leur réalisateur – ce qui tend donc à démontrer que l’idée n’était peut-être pas si bonne que ça…
On peut néanmoins évoquer l’originalité de l’univers de ce récit où les fabricants d’armes fournissent ces dernières aux diverses factions en conflit selon la tournure que prend l’équilibre des forces en présence, pour des motifs obscurs et suivant des équations tout autant incompréhensibles pour ceux qui héritent de cet équipement. Les explications une fois fournies, ce monde donne l’assez nette impression de s’inscrire dans un registre voisin de celui des « réalités truquées » chères à Philip K. Dick (1928-1982), cet auteur de science-fiction célèbre pour la dimension paranoïaque de ses écrits où les apparences ne sont jamais ce qu’elles semblent. Mais on aperçoit aussi, au moins en filigrane, une facette assez proche de ce qu’on appelle le transhumanisme, soit un thème aux implications philosophiques pour le moins fortes, dans ce plan que l’Innocent a choisi de mettre en œuvre sur Zola ; sous bien des aspects, d’ailleurs, cet élément du récit ne va pas sans rappeler le roman Homme-Plus (Man-Plus ; Frederik Pohl, 1976), lauréat du Prix Nebula. Enfin, on apprécie aussi de voir utilisé une toile de fond typique de la science-fiction classique, au moins dans sa forme littéraire, qui présente souvent des futurs lointains pour un récit aux forts accents symboliques.
Car Xabungle brille au moins par son aspect métaphorique. Le monde de Zola, en effet, est une représentation assez évidente du Far West américain, mais sans pour autant que cette production tente de reprendre les mécanismes du western de quelque manière que ce soit : avec ses vastes étendues désertiques et sauvages où règne la loi du plus fort, du plus habile, du plus rusé, où un minerai bleu et rare tient lieu d’or, où une ethnie arbore des traits typiques des amérindiens tels que peintures de guerre et plumes dans les cheveux, la métaphore de l’Ouest sauvage se montre pour le moins transparente. Or, ce Far West reste bien la période de l’Histoire dans laquelle trouve ses racines l’Amérique moderne et cette mentalité libertaire qui la caractérise, à présent cristallisée dans une idéologie ultra-libérale (8). Ce qui s’avère très intéressant car c’est ce qui affirme Xabungle comme la première œuvre ouvertement anti-américaniste de Tomino – mérite d’ailleurs de se voir souligné qu’un discours assez comparable se trouvait déjà dans Gundam, au moins de manière implicite, j’y reviendrais bien sûr en détail dans la suite de ce dossier, mais aussi peut-être même dans Ideon, encore qu’il s’agit peut-être de pousser l’interprétation un peu loin dans ce cas précis… D’autres réalisations ultérieures de Tomino montreront une confirmation de ce trait de caractère qui, du reste, étonne assez peu de sa part puisque, né pendant la guerre, il grandit durant l’occupation du Japon par les États-Unis. Sans oublier non plus que l’archipel adopta lui aussi par la suite un modèle économique proche de l’ultra-libéralisme, avec tout ce qu’un tel système peut impliquer de déchéance sociale ; mais il semble tout de même un peu exagéré de voir dans Xabungle une critique du Japon d’après-guerre à travers une représentation du Far West américain.En parallèle de Xabungle, Tomino travaille sur une autre revanche : l’adaptation de sa série Ideon, elle aussi annulée par les sponsors en son temps, en une autre version pour le cinéma. Basée sur seulement deux films cette fois, et de longueur standard d’environ une heure trente chacun, cette double production n’apporte aucun élément nouveau dans le premier métrage qui se contente de compiler les principaux éléments de la série TV avec tous les inconvénients qu’un tel choix de réalisation implique, comme une narration parfois assez précipitée et une cohérence discutable dans les comportements des différents personnages, pour ne citer que les faiblesses les plus regrettables ; le second film, par contre, propose une véritable conclusion : une bataille dantesque entre les deux factions où le pouvoir fabuleux de l’Ideon scelle pour toujours le destin des belligérants à travers la destruction de l’univers entier – comme un pied de nez de la part de Tomino à ce public qui par deux fois déjà a boudé son travail avant de lui en réclamer une conclusion véritable… À la décharge du réalisateur, cependant, on peut admettre que celui-ci, alors passé à autre chose et venant à peine de conclure enfin son Gundam, avait la tête ailleurs et ne souhaitait pas remuer un passé pas si lointain et peut-être même encore assez douloureux ; au reste, une telle fin correspond à merveille à son surnom déjà évoqué de « Kill’Em All » – auquel il aura d’ailleurs encore l’occasion de faire honneur comme nous allons le voir.
Sitôt la diffusion de Xabungle terminée, Tomino se voit proposer par Sunrise et Bandai de travailler à une autre adaptation : celle d’une de ses séries de courts romans, Wings of Rean (commencée en 1983), en série TV (9). Et là encore, alors que Tomino se trouve déjà avancé dans le projet, les exigences de Bandai orientent celui-ci dans une direction bien particulière. Car le récit original appartient au registre de l’heroic fantasy et se trouve donc incompatible avec le genre mecha dont Tomino est à présent un spécialiste reconnu et apprécié du public ; de sorte que le problème de Bandai est le suivant : comment sponsoriser le projet d’un réalisateur réputé pour un genre donné quand celui-ci s’oriente soudain dans la direction opposée ? En d’autres termes : comment en tirer des jouets qui se vendront ? Tomino ne se laisse pas démonter pour autant et bien qu’il s’agisse techniquement d’une sorte de perversion de son travail original, il pousse le genre « real mecha » vers une autre innovation en proposant des robots géants biomécaniques, soit des sortes de cyborgs, construits à partir des carapaces naturelles d’animaux fantastiques et où, pour coller à l’esprit du ru récit de départ, la volonté de leurs pilotes alimente la puissance et la résistance des machines (10). Les artistes de Sunrise développent des designs inspirés d’insectes pour illustrer ce concept alors assez unique dans l’animation, japonaise ou non, et le premier épisode d’Aura Battler Dunbine se voit diffusé le 5 février 1983 sur les chaînes partenaires habituelles du studio. Si les créatifs comme les sponsors retiennent leur souffle, le public adhère complétement à ce récit d’un motard qui se trouve soudain projeté dans le monde fabuleux de Byston Well – situé quelque part entre l’océan et le rivage, et dont le ciel est une mer peuplée d’êtres féériques à la magie terrifiante – où il se trouve mêlé à une lutte pour le pouvoir d’un monarque assoiffé de conquête et désireux d’asservir tous les territoires de cet univers ; cette guerre prendra d’ailleurs de telles proportions qu’elle finira par impliquer la « surface » – c’est-à-dire le monde réel d’où vient le protagoniste principal…Dunbine nous intéresse sur plusieurs points. D’abord, c’est la première fois que le genre des « real mechas » rencontre la magie et les sortilèges du médiéval fantastique, ce qui pique forcément la curiosité compte tenu des vastes possibilités qu’ouvre l’idée pour le moins paradoxale de mélanger le réalisme et le fantastique – et le récit saura aller jusqu’au bout du concept, notamment dans son dernier tiers, quand la guerre sur Byston Well en vient à toucher le monde réel. Ensuite, c’est la confirmation du talent de conteur épique de Tomino : en dépit d’un début plutôt convenu, bien qu’il présente quelques originalités, la tension du récit augmente peu à peu jusqu’à présenter une scène politique et militaire aussi complexe que fouillée même si, hélas, on y distingue aussi un certain manichéisme – du reste un défaut souvent récurrent dans l’heroic fantasy. Enfin, c’est aussi une œuvre à la portée symbolique très forte, car cet univers féodal et moyen-âgeux où une technologie venue d’ailleurs – ici, de la surface – bouleverse radicalement le mode de vie de chacun dans un univers jusque-là paisible est bien sûr une métaphore de la première révolution industrielle que connut le Japon sous l’ère Meiji ; on peut rappeler qu’une utilisation semblable du médiéval fantastique comme image d’une réalité historique se trouve aussi dans le film Excalibur (1981) réalisé par John Boorman qui illustra ainsi les bouleversements religieux vécus par l’Angleterre quand le monothéisme chrétien y remplaça le polythéisme celtique.
Cette interprétation du symbolisme de Dunbine se voit renforcée par cette « aura » qu’utilisent les pilotes de mechas pour non seulement diriger leur machine mais aussi lui donner sa puissance ; cette « énergie vitale » s’affirme ainsi comme une métaphore de ce nekketsu propre à certaines productions, surtout les shônens, où un personnage en mauvaise posture voit soudain ses forces décuplées par sa résolution inflexible de remporter la victoire – toute la différence étant que, dans le cas de Dunbine, cette « volonté pour la puissance » se base sur la magie du monde fantastique de Byston Well au lieu d’un besoin narratif récurrent : il se voit donc justifié et devient ainsi un élément narratif à part entière. L’allure des pilotes à bord de leurs mechas corroborent elle aussi l’hypothèse de la métaphore sur l’ère Meiji, car leurs tenues de combat rappellent beaucoup celles des soldats du Japon féodal, et en particulier des samouraïs. Ainsi Dunbine s’affirme-t-il surtout comme une critique de cette industrialisation à outrance qu’a connu le Japon depuis la fin du XIXe siècle, et présente ainsi Tomino comme un esprit en fin de compte assez conservateur. Ce qui surprend somme toute assez peu. Car en tant que japonais, sa technophilie n’est qu’apparente : au contraire de ce que prétendent certains esprits peut-être un peu trop enthousiastes sur ce point, cette volonté des japonais de développer la technique ne traduit pas une affection pour celle-ci mais en fait une crainte – après tout, on ne cherche à dompter que ce dont on a peur, et non ce qu’on aime (11). D’autre part, ses études de design lui ont appris combien les productions industrielles restent de qualité discutable comparées aux artisanales : celles-ci produites à l’unité au lieu d’en série sont en effet fabriquées dans l’écrasante majorité des cas à la main, c’est-à-dire par un outil bien plus habile et plus versatile que les machines d’une chaîne de montage, pour un résultat final de bien meilleure facture. En fait, le point fort de Dunbine se trouve surtout dans la démonstration que fait cette œuvre de la complexité de l’esprit de Tomino, au moins dans ses rapports à la technique, et que du reste on retrouve chez beaucoup de japonais de l’époque.Mais en dépit de ce succès tant public que critique, il semble que les demandes des sponsors ont encore ébranlé Tomino car Dunbine présente un niveau de mortalité bien élevé parmi les divers personnages du récit – et surtout dans sa conclusion pour le moins apocalyptique où les héros trouvent l’occasion d’apprendre qu’un tel titre ne se gagne que dans le sang, si ce n’est carrément dans la mort. Cette supposition quant à la frustration du réalisateur se voit renforcée par une récente réalisation de Tomino, intitulée The Wings of Rean (2005), comme le roman original qui a inspiré Dunbine, et située dans le même univers que celle-ci mais qui présente une intrigue fort différente de cette série TV : on ne peut donc exclure que cette production-là soit en fait une adaptation bien plus fidèle à l’œuvre de départ que ne l’est Dunbine – un sentiment que partage d’ailleurs Michael Toole, collaborateur régulier d’Anime News Network avec sa rubrique The Mike Toole Show, dans son article Terminal Tominosis du 25 septembre 2011.
On peut mentionner en passant Xabungle Graffiti (1983), un film servant de séquelle à Xabungle, ainsi que la série TV Ginga Hyouryuu Vifam (Round Vernian Vifam ; même année) – réalisée par Takeyuki Kanda mais dont Tomino a échafaudé le concept original – qui évoque à première vue une production à mi-chemin de Gundam et d’Ideon bien qu’elle saura s’en différencier, en particulier à travers un ton narratif plus léger et son focus sur un équipage d’enfants donnant l’impression de préfigurer Mobile Suit Victory Gundam (Tomino ; 1993) sur lequel je reviendrais bien sûr dans un chapitre prochain.
L’œuvre suivante de Tomino reste encore à ce jour un véritable OVNI dans la production du réalisateur. Pourtant, elle se montre aussi assez marquante, d’une part pour l’innovation qu’elle apporte, et d’autre part pour le talent qu’elle révèle. Heavy Metal L-Gaim (1984-1985) narre comment le jeune Daba Myroad en vient peu à peu à mèner la rébellion contre Oldna Poseidal, le despote qui oppresse le Système Pentagona ; mais s’il est épaulé par de nombreux alliés, le meilleur atout du jeune résistant reste son heavy metal, un mecha à la puissance fabuleuse que lui a légué son propre père. S’il ne s’agit pas de la première incursion de Tomino dans le futur lointain, c’est à ma connaissance son premier récit orienté vers un véritable space opera, dans le sens le plus spectaculaire du terme – mais aussi le plus convenu et le plus léger : l’influence de la première trilogie Star Wars (Georges Lucas ; 1977-1983), pour laquelle Tomino n’a jamais caché son admiration, s’y montre d’ailleurs assez évidente, et dès le tout premier épisode. Si le premier tiers du récit rappelle beaucoup Xabungle pour ses aspects comiques, l’arc central adopte peu à peu un ton plus sérieux et sombre, notamment en abordant des concepts assez typiques du réalisateur comme la corruption inhérente au pouvoir absolu mais aussi, plus étonnant de la part de Tomino, l’épuration ethnique, bien que d’assez loin pour ce thème précis ; par la suite, hélas, la dernière partie du récit s’avère mi-figue mi-raisin, oscillant entre l’humour, l’action et le drame sans pouvoir se décider entre ces trois axes sans aucuns points communs entre eux : il en résulte une impression d’inachèvement et de répétition qui rend cette production assez difficile à suivre et parfois même franchement pénible ; quant au drame humain où le récit trouve ses racines originelles, il ne présente sa conclusion que dans la toute dernière paire d’épisodes, comme une révélation somme toute assez stérile sur le plan narratif puisqu’elle ne peut plus orienter le récit dans quelque direction que ce soit – et pour autant que le spectateur ait trouvé le courage d’aller jusqu’au bout…L’innovation réside ici dans une sorte de cocktail pour le moins inattendu : car si le heavy metal de Daba Myroad s’avère aussi puissant, c’est surtout parce qu’il s’agit d’un mecha construit à la main, soit un produit artisanal, c’est-à-dire une de ces conceptions dont j’ai déjà évoqué la supériorité, en terme de qualité, sur un produit industriel issu d’une conception de série, soit assemblée à la chaîne et par des machines aux capacités limitées ; si un tel détail peut sembler anodin, il s’avère en réalité bien plus fondamental qu’il y paraît, car au final ce heavy metal se présente en fait comme un super robot dans un univers de real mechas, aspect renforcé par la manière dont Daba Myroad prend place au poste de pilotage qui rappelle tout à fait la manœuvre semblable de la part de Kabuto Kouji dans Mazinger Z (Gô Nagai ; 1972-1973) : ceci ferait donc de Heavy Metal L-Gaim – et dans les limites de mes connaissances – la première réalisation de ce courant appelé « hybride » qui mêle les deux branches distinctes du genre mecha – du moins pour ce qui est des robots géants. Quant au talent révélé, il s’agit ni plus ni moins que de Mamoru Nagano, dont la série manga The Five Stars Stories demeure célèbre – et encore inachevée – ; bien que crédité seulement de character designer et de mecha designer (12), de nombreuses et persistantes rumeurs avancent que sa contribution à Heavy Metal L-Gaim dépasse de beaucoup ces deux domaines : en effet, les points communs entre cette série TV et son manga déjà cité sautent aux yeux ; mais Nagano donna une explication sur ces similitudes au cours de l’Anime Expo de 1993 en affirmant qu’il avait créé The Five Stars Stories car il restait très déçu par Heavy Metal L-Gaim – bien sûr, il n’aura échappé à personne qu’une telle déclaration implique qu’il ressentait un lien particulier à Heavy Metal L-Gaim et non qu’il s’agissait pour lui d’un simple travail comme un autre…
Si à ma connaissance Tomino n’a jamais commenté sur ce point, il n’y a aucune difficulté à comprendre pourquoi il aurait laissé autant les mains libres à son collaborateur sur cette série qui, à y regarder de près, ne lui ressemble pas beaucoup : depuis un certain temps déjà, il prépare un projet d’envergure exceptionnelle, intitulé Mobile Suit Zeta Gundam – à ce jour encore l’unique véritable séquelle de Mobile Suit Gundam.
Suite du dossier (L’auteur : d. Dix ans de Gundam)
(1) Mark Simmons, Introduction à Mobile Suit Gundam: Awakening, Escalation, Confrontation (Stone Bridge Press, 2004, ISBN : 978-1-880-65686-8), l’ouvrage auquel ce dossier est précisément consacré. ↩
(2) pour plus de détails, le lecteur curieux se penchera avec bonheur sur le dossier L’Histoire du Gunpla chez Hobby Forever. ↩
(3) Mark Simmons, op. cité. ↩
(4) la retranscription (en) complète du 14 septembre 2009 chez Anime News Network. ↩
(5) Jean-Marie Bouissou, Du Passé faisons table rase ? Akira ou la Révolution self-service (La Critique Internationale n°7, avril 2000). ↩
(6) Mark Simmons, op. cité. ↩
(7) propos tenus dans sa conférence du 7 juillet 2009 au Club des Correspondants étrangers du Japon, déjà évoquée à plusieurs reprises dans ce dossier et notamment dans cette présente partie. ↩
(8) pour une explication plus détaillée du rapport entre Far West et ultra-libéralisme américain, j’invite le lecteur à consulter mon court dossier sur le film Le Bon, La Brute et le Truand (Sergio Leone ; 1966). ↩
(9) Martin Ouellette, What’s Aura Battler Dunbine? (Mecha Press n°10, Ianus Publications, novembre-décembre 1993, p.3). ↩
(10) d’une manière, d’ailleurs, qui ne va pas sans rappeler le lien entre Akira Hibiki et le géant Raideen dans la série TV Yuusha Raideen dont Tomino réalisa les 26 premiers épisodes une petite dizaine d’années avant de créer Dunbine. ↩
(11) Jacques Ellul, Le Système technicien (Le Cherche Midi, collection Documents et Guides, mai 2004, ISBN : 2-749-10244-8). ↩
(12) nom donné aux artistes qui développent des designs de mechas ; ce terme se trouve surtout au Japon et reste encore pour le moins très discret dans les autres régions du monde. ↩
L’auteur :
a. Les débuts
b. Premiers succès
c. Le triomphe (le présent billet)
d. Dix ans de Gundam
e. L’après Gundam
Sommaire :
1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur (le présent billet)
4. L’innovation
5. La colonisation de l’espace
6. La métaphore
7. Le newtype
8. Conclusion et sources