Il paraît que les premières occupations du coin par des hominidés remonte à trois cent siècles.
L'autre soir, je discute avec une jeune accordéoniste sur la terrasse du jardin. Il doit être vingt-et-une heures. C'est un moment particulier, privilégié ; nous parlons de musique de manière très concrète ; accords, accents, rythmes. Nous écoutons ce que l'autre raconte et nous apprenons des trucs. Ça ne dure plus comme autrefois. Il faut jeter une boule de glace au chocolat sur le trottoir en plein cagnard et observer la suite pour comprendre ce qui arrive après. Un mec arrive, puis un autre, puis trois. Tous se positionnent autour d'elle. Tournés vers elle, les jambes écartées, parlant fort. Puis, une cruauté jaillit, suivie d'une vanne et d'un grand rire des cavernes. La femme se plaint d'avoir froid. Personne ne relève. Je lui file ma veste. Elle ne me remercie pas. Il y a trop de phrases en même temps. Tout le monde hurle son petit solo pathétique, le même que tout à l'heure. Les vocabulaires d'humorismes sont ramassés en vitesse et projetés n'importe comment pour meubler un silence disparu depuis belle lurette.
À vingt-deux heures, ils sont douze. Je cale mes bières, réfugié dans un mutisme résigné. L'un d'eux est un cas particulier, un géant qui parle tout le temps d'Hitler (en termes affectueux et revendicateurs). Il vient de tenter sa chance en vantant le caractère bien aryen de la petite. Soudain, un des plus rétifs des mâles du coin saute à la gorge du grand nazi, qui bondit de sa chaise. Ils se battent au milieu de nous, entre les verres qui valsent et les tables de fer qui basculent. José l'aubergiste les chasse aussitôt et dans le calme qui survient, l'atmosphère se charge de testostérone bien âcre, bien moisie, macérée dans les divans des jours de match, vinaigrée par les renoncements, les angoisses et la vinasse. Quelqu'un y va d'une blague molle, suivie de soupirs. Je me lève, je reprends ma veste, je fais des traces dans la nuit.
En fait, non. Derrière moi, sur l'asphalte fissuré de la rue des Combes, mes sandales ne laissent pas la moindre trace. © Éric McComber