L'artiste primitif pratiquerait naturellement une synthèse entre ce que perçoit l'œil - le monde extérieur : la forêt, les animaux, la mer - et ce que lui dicte son inconscient.
Breton prisait justement l'art océanien et l'art indien d'Amérique pour les juxtapositions provocantes de plasticité sculpturale et de bidimensionnalité décorative par lesquelles s'exprimaient des métaphores du monde de la nature et de celui de l'esprit, il estimait qu'ils lui fournissaient un modèle pour les images évocatrices qu'il recherchait dans ses poèmes. " Voyez quelle justification ces objets apportent à la vision surréaliste, quel nouvel essor même ils peuvent lui prêter. Ce masque eskimo figure le cygne qui conduit vers le chasseur à baleine blanche, au printemps, [...], dans l'encadrement crénelé de la tête [d'une poupée Hopi] vous découvrez les nuages sur la montagne ; dans ce petit damier, au centre du front, l'épi ; autour de la bouche, l'arc-en-ciel ; dans les stries verticales de la robe, la pluie descendant dans la vallée [...].
Pour Breton , les artistes surréalistes(Ernst, Masson,) retrouvent cette primitivité à travers l'automatisme :l'artiste redevient comme l'oiseau dans son processus de nidification que décrit le SURREALISME ET LA PEINTURE /
" L'automatisme, hérité des médiums, sera demeuré dans le surréalisme une des deux grandes directions.
L'évocation de l'environnement physique des cultures primitives était un thème fréquemment utilisé par Breton dans ses œuvres. Les scènes étranges et attirantes de nature sauvage et sans entraves jouent un rôle majeur dans Martinique Charmeuse De Serpents, écrit avec Masson en 1948. En 1937, Breton avait publié L'Amour Fou où il décrit des plantes et des décors exotiques qui incarnaient pour lui les merveilleuses incongruités et les prodiges mystérieux que seule la nature préservée des artifices modernes peut produire. La nature qu'il exalte est en dehors du temps, située en Océanie et profondément enracinée dans un passé primordial .C'est une nature qui transcende l'homme et qui pourtant peut le conduire au-delà des barrières et des limitations des réalités manifestes, quotidiennes. Breton voyait dans ce cadre naturel primordial et évocateur " un pays de rêve ", où les restrictions de la société étaient abolies et où un état d'harmonie naturelle permettait à l'homme d'exercer les désirs profonds et innés de l'inconscient.
" je me revois maintenant dans une grotte du Vaucluse en contemplation devant une petite construction calcaire reposant sur le sol très sombre et imitant à s'y méprendre la forme d'un œuf dans un coquetier. Des gouttes tombant du plafond de la grotte venaient régulièrement heurter sa partie supérieure très fine et d'une blancheur aveuglante. En cette lueur me parut résider l'apothéose des adorables larmes bataviques. Il était presque inquiétant d'assister à la formation continue d'une telle merveille. Toujours dans une grotte, la Grotte des Fées près de Montpellier où l'on circule entre des murs de quartz, le cœur retarde quelques secondes de battre au spectacle de ce manteau minéral gigantesque, dit " manteau impérial ", dont le drapé défie à jamais la statuaire et que la lumière d'un projecteur couvre de rosés, comme pour qu'il n'ait rien à envier, même sous ce rapport, au pourtant splendide et convulsif manteau fait de la répétition à l'infini de l'unique petite plume rouge d'un oiseau rare que portaient les anciens chefs hawaïens.
Cette royauté sensible qui s'étend sur tous les domaines de mon esprit et qui tient ainsi dans une gerbe de rayons à portée de la main n'est, je crois, partagée pleinement de temps à autre que par les bouquets absolus offerts du fond des mers par les alcyonaires, les madrépores. L'inanimé touche ici de si près l'animé que l'imagination est libre de se jouer à l'infini sur ces formes d'apparence toute minérale, de reproduire à leur sujet la émarche qui consiste à reconnaître un nid, une grappe retirés d'une fontaine pétrifiante. Après les tours de châteaux aux trois quarts effondrés, les tours de cristal de roche à la cime céleste et aux pieds de brouillard, d'une fenêtre desquelles, bleus et dorés, tombent les cheveux de Vénus, après ces tours, dis-je, tout le jardin : les résédas géants, les aubépines dont la tige, les feuilles, les épines sont de la substance même des fleurs, les éventails de givre. "
ANDRE BRETON.L'AMOUR FOUDe ce point de vue, le surréalisme propose clairement une réinterprétation du concept de " primitif " :
Les peuples de couleur - tout particulièrement noir et rouge -[...] sont restés les plus près des sources ", déclare- BRETON en 1945. Il précise, pour le même public haïtien, quelques semaines plus tard : " La pensée dite "primitive" [...] vous reste moins étrangère qu'à nous autres et [...] d'ailleurs se montre étrangement vaillante dans le vaudou haïtien ".
Loin d'etre le témoignage arriéré d'ages historiques révolus, le primitif reste un être toujours vivant, qui témoigne, face à la suffisance occidentale, de la possibilité d'une autre vie. Autant que la nature du message compte son actualité. Que le primitif soit notre contemporain, que sa pensée soit conservée par des collectivités humaines entières, procurerait l'assurance que le chemin d'une révolution mentale reste tracé, et viable, pour l'homme d'Occident.
l'artiste, papou ou maori, est capable du " plus grand effort immémorial [...] pour ne pas s'en tenir à l'écorce et remonter à la sève [...] ) " Il assure, infailliblement, le triomphe du subtil sur l'épais, seul alchimiste à accomplir, dans une société qui l'honore, le grand œuvre.
Ainsi conçue, la primitivité se situe aux antipodes de l'homme civilisé, aliéné par le rationalisme étroit et la morale contraignante qu'impose la civilisation. elle correspond à l'image d'une humanité réconciliée avec elle-même, restaurée dans ses pouvoirs psychiques originaires. En revenir aux primitifs, c'est donc en revenir à cette affectivité première qui exprime de manière immédiate les rapports de l'homme et de la nature. Ainsi, l'intérêt des surréalistes pour les primitifs et leurs œuvres tient à ce qu'ils donneraient t à l'homme d'aujourd'hui la mesure de " ses pouvoirs perdus ", et de son " aliénation ". Le primitif est bien la figure inversée de l' homme civilisé(tout en lui étant contemporain) à la spontanéité aliénée, aux pulsions refoulées qui ne communique plus avec la nature, mais porte sur elle -comme sur lui-même, d'ailleurs- un regard distant, rationnel et moralisateur.
Il convient d'en donner ici quelques illustrations à travers la démarche de deux artistes surrealistes:
De même que Breton, André Masson était engagé dans le primitivisme sur le plan intellectuel comme sur le plan artistique.
Max Ernst l'un des fondateurs du surréalisme, eut une longue carrière qui débuta avant la Première Guerre mondiale et se poursuivit jusqu'à sa mort en 1976 ; elle fut marquée par un intérêt artistique et intellectuel profond pour les cultures primitives. Etudiant en psychologie et en philosophie à l'Université de Bonn de 1909 à 1914, il combina ses lectures d'auteurs tels que Hegel, Nietzsche et Freud, avec celles de Frazer. Il resta fidèle à son intérêt pour l'ethnologie tout au long de sa vie universitaire et bien au-delà, enrichissant sa connaissance du sujet par la lecture des études, de Lévy-Bruhl à Claude Lévi-Strauss, avec qui il se lia plus tard d'amitié
" Comme Breton et Masson, et comme leurs prédécesseurs jusqu'à Gauguin, Ernst estimait que l'artiste surréaliste devait regagner l'harmonie spirituelle mythique avec la nature qui avait disparue avec l'essor du christianisme, du rationalisme occidental et de la technologie.
Envers la " nature " par exemple, on peut observer chez lui deux attitudes en apparence inconciliables : celle du dieu Pan et de l'homme Papou qui en possèdent tous les mystères et réalisent en se jouant l'union avec elle (" il épouse la nature ", " il court après la nymphe Echo ", disent-elles) et celle d'un Prométhée conscient et organisé, voleur de feu, qui, guidé par la pensée, la poursuit d'unehaine implacable et lui adresse des injures grossières. " Ce monstre ne se plaît qu'aux antipodes du paysage ", disent-elles encore. Et une petite plaisanterie d'ajouter : " II est à la fois un cérébral et un végétal. "
Dans la mythologie classique comme dans la mythologie tribale, les animaux et leurs variantes anthropomorphes apparaissent comme les symboles des forces spirituelles de la nature et de la relation mystique de l'homme avec ces forces. Des images de ce type se rencontrent tout au long de l'œuvre de Max Ernst - ménagerie bizarre d'insectes, de poissons, d'animaux et d'hybrides fantastiques qui constituent son bestiaire personnel. Cependant, l'oiseau est de loin sa créature favorite, celle qu'il représente le plus souvent ; et c'est dans cette association intime avec les oiseaux l'on peut trouver la relation la plus étroite d'Ernst avec le primitif.
"En 1948, Ernst écrivait une fantaisie autobiographique qui s'ouvre sur une description de sa naissance en termes ornithologiques : " Le 2 avril (1891) à 9 h 45 du matin, Max Ernst eut son premier contact avec le monde sensible lorsqu'il sortit de l'œuf que sa mère avait pondu dans un nid d'aigle et que l'oiseau avait couvé pendant sept ans " Les oiseaux continuèrent à être des symboles vitaux au cours de son enfance. Il décrit dans le même document la mort de son oiseau apprivoisé, dont il trouva le cadavre le matin suivant, au moment même où son père lui annonçait la naissance de sa sœur. La perturbation était si grande, se rappelait Ernst, qu'il s'évanouit. Comme l'a compris Patrick Waldberg, ami et biographe d'Ernst, l'oiseau était devenu son " totem ".EVAN MAURER OP.CITE
La culture de l'ile de Pâques fut également une des sources principales de l'artiste selon des techniques diverses. Il trouva son inspiration particulière dans la représentation du dieu Maké Maké, dont les figures possédaient à la fois des caractéristiques d'homme et d'oiseau .Maké Maké était associé à la sterne fuligineuse, oiseau marin qui constituait avec ses œufs une des principales nourritures des insulaires . Des images du dieu étaient taillées dans la pierre ou le bois, ou encore peintes sur pierre. Avec les célèbres têtes et figures de pierre géantes, elles ont constitué les objets d'art les plus largement divulgués de cette culture. C'est parmi elles qu'on trouve a principale source visuelle des oiseaux anthropomorphes de l'artiste.
Ernst créa nombre de personnages cornus dans les années 1940 et qui révèlent l'influence des kachina ; c'est surtout c'est dans Capricorne, de 1948, la plus imposante de ses sculptures qu'on mesure le mieux leur plein effet sur ses créations. Capricorne consiste en une figure à cornes assise tenant un bâton dans sa main droite, une créature à queue de poisson dans sa main gauche, et un animal sur ses genoux. Le symbole ancien du capricorne était associé à la métamorphose et à la renaissance, croyances primitives qui reflètent les sentiments d'Ernst quant à sa nouvelle vie en Arizona. Le masque cornu de la figure assise se rattache clairement à des kachina comme le grand spécimen qu'on peut voir au premier plan à gauche tel le Prêtre de la Pluie zuni du Nord .
On peut aller plus loin dans l'influence de la culture indienne. Dans sa biographie de l'artiste Valberg n'hésita pas à le décrire comme un chaman, " invocateur d'esprits cachés, dépositaire des lourds secrets "
En ce sens, les signes de l'assimilation au chamanisme sont nombreuses et importantes dans la vie et l'œuvre de max Ernst .Parle t'il ainsi de lui par exemple dans son insolite biographie, qu'il écrit :
" Le 2 avril (1891) à 9 h 45 du matin, Max Ernst eut son premier contact avec le monde sensible lorsqu'il sortit de l'œuf que sa mère avait pondu dans un nid d'aigle et que l'oiseau avait couvé pendant sept ans. " Ce concept d'un être humain né d'un œuf couvé par un oiseau est constant dans la littérature chamanique. Ernst mentionnant un aigle comme l'oiseau ayant couvé son œuf fournit une autre indication importante de son identification puisque dans la mythologie rapportée par Frazer, l'aigle est justement censé être le père du premier chaman. Le rapace joue un rôle considérable dans l'initiation même du chaman, et se trouve enfin au centre d'un complexe mythique qui englobe l'Arbre du Monde et le voyage extatique du chaman.
Ernst écrivit que cette nuit de 1906 où mourut son oiseau et naquit sa sœur constituait " son premier contact avec les pouvoirs de la sorcellerie, l'occulte et la magie ". Cet épisode le conduisit à une série de crises mystiques et à la confusion entre les oiseaux et les hommes, qui devinrent manifeste dans ses dessins et peintures ultérieurs, ainsi qu'il le dit lui-même. Ernst décrivit ses années qui suivirent en analogie avec les voyages initiatiques des chamans et leur rencontre avec le monde spirituel des esprits animaux. Il écrit : Excursions dans le monde des merveilles, des chimères, des fantômes, des monstres, des philosophes, des oiseaux, des femmes, des fous, de la magie, des arbres, de l'érotisme, des insectes, des montagnes, des poisons, des mathématiques et ainsi de suite . "
Pour les surréalistes, l'homme primitif à travers ses mythes, ses rituels et ces œuvres reste ainsi le dépositaire d'un savoir secret, qui le maintient en phase avec le monde naturel et qu'il faut tenter d'approcher non pas d'abord par des discours savants, mais par une empathie à l'égard de l'art et de la vie primitives qui laisse libre cours à leur " résonance intime ". De ce point de vue, le primitif met au jour sans le savoir une sorte d'inconscient collectif, impersonnel, où l'humanité puise la vérité de son propre développement. Or, ce que le poète surréaliste recherche et ce à quoi le primitif lui donne accès, c'est justement à un tel " fonds commun à tous les hommes, singulier marécage plein de vie où fermentent et se recomposent sans cesse les débris et les produits des cosmogonies anciennes, sans que les progrès de la science y apportent de changement appréciable". Ce " fonds commun ", antérieur et irréductible aux valeurs de la civilisation, Breton l'appelle encore, dans l'Anthologie de l'Humour Noir, le " soi "
" Le soi est à l'esprit humain ce que l'assise géologique est à la plante. C'est dans le soi que sont déposées les traces mnémoniques, résidus d'innombrables existences individuelles antérieures. L'automatisme n'est autre chose que le moyen de pénétration et de dissolution dont use l'esprit pour puiser dans ce sol..."Présentant l'ethnologue KAREL KUPKA (UN ART A L'ETATBRUT)qui collecta les écorces peintes des aborigène de la terre d'Arnhem (chambre des écorces du Quai Branly ) André Breton redéfinit le savoir secret et la leçon que nous donnerait l'artiste primitif :
C'est à quoi nous convie Karel Kupka, nous faisant assister à l'essor de ces œuvres qu'il suit des "yeux pour nous, à partir de l'instant nodal où elles prennent naissance .Un intense projecteur demandait à être braqué sur la trame initiale presque indifférenciée dont l'artiste seul décidera qu'elle va servir à exprimer, par exemple, le miel sauvage, la masse des algues ou le feu
L'" Alcheringa ", le temps des rêves, qui est aussi celui de toutes les métamorphoses... ces lames d'eucalyptus saupoudrées de pollen qui en proviennent sont celles qui nous y ramènent le mieux. Aussi discrètes que les esprits "Mimi" de la mythologie australienne qui, à la moindre alerte, soufflent sur une fente de rocher pour l'agrandir jusqu'à ce qu'elle leur livre passage, elles tablent sur l'éphémère et opèrent par enchantement.
Que l'homme, aujourd'hui en peine de se survivre, mesure là ses pouvoirs perdus ; que celui qui, dans l'aliénation générale, résiste à sa propre aliénation, " recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième période de son trajet ".