Le 2 mai dernier, aux dernières élections fédérales canadiennes, bon nombre de candidats, élus comme non-élus, ont lancé le fameux mot d’usage : «La démocratie a parlé!» Au Québec, on n’oubliera pas la mine d’un Gilles Duceppe qui, même démolit, mais bon démocrate, fit sa profession de foi en déclarant «La démocratie a parlé!». Qui donc parla le 2 mai dernier? Le peuple? L’intérêt général? La volonté générale? Celle des citoyens? L’ensemble de la collectivité? La majorité des citoyens? La souveraineté populaire? Selon la définition de la démocratie moderne, toutes ces réponses sont valables. Ce qui est remarquable, c’est que bon nombre de politicologues ou d’observateurs de la scène politique, sans oublier les inénarrables journalistes, ont prétendu décrypter les véritables intentions du peuple, ou de la majorité des électeurs canadiens, ou de l’ensemble de la collectivité; bref, de la souveraineté populaire canadienne. Au Québec, la «volonté générale» se serait exprimée par un rejet sans équivoque du gouvernement conservateur sortant tout en élisant une majorité de candidats néo-démocrates, faisant mordre la poussière au Bloc québécois qui n’est plus dès lors que l’ombre de lui-même. S’il faut en croire Jean-Jacques Rousseau qui, avec Hobbes et Locke en Angleterre, se fit le concepteur de notre démocratie moderne, «la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique».[1] Ainsi, lorsqu’on entonne en chœur «la démocratie a parlé!», comme nous le firent tous le 2 mai, il faut entendre par là l’expression de la volonté générale (du «peuple»? de «l’ensemble des citoyens»? de la majorité?) qui est sacro-sainte puisqu’elle vise le Juste et le Bien Commun. Il va sans dire que tout ceci est parfaitement nébuleux. Toutefois, nous sommes si démocrates dans l’âme, nous modernes, que nous ne voulons pas réaliser pas à quel point le discours démocratique est nébuleux, voire dangereux. On se gargarise d’expressions qui ne veulent rien dire. Qu’est-ce donc que la fameuse «volonté générale»? Que désigne cette expression précisément? Lors de l’élection du 2 mai, la «volonté générale» consistait-elle dans la réélection du gouvernement de Stephen Harper alors que les conservateurs n’ont obtenu que 40% des voix? Faut-il comprendre que la «volonté générale» n’est pas identique à «la majorité» déterminée par la règle de la majorité? La volonté générale serait-elle davantage identique au « gouvernement par le peuple »? On connaît le fameux mot d’Abraham Lincoln dans son Discours à Gettyburg dans lequel le président définissait la démocratie américaine : le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Or, il va de soi que tout gouvernement est le gouvernement du peuple. Même un gouvernement despotique bienveillant, gouvernant dans l’intérêt du peuple, tel un monarque, gouverne pour le peuple. Mais l’idée essentielle d’un gouvernement démocratique, c’est que le peuple gouverne. À strictement parler, cela est impossible puisqu’il est impossible que tous soient unanimes. Donc, la règle de la majorité détermine la gouvernance démocratique. La règle de la majorité paraît donc servir les intérêts de tous même si tous ne sont pas d’accord. L’un des problèmes de la démocratie consiste donc dans ce qu’on a appelé «la tyrannie de la majorité». Dans un texte remarquable, «The Very Idea of Popular Sovereigny : ‘We the People’ Reconsidered»[2], Christopher W. Morris, procède à l’analyse de d’expressions vides de sens qui ponctuent le discours boursouflé à propos de la démocratie. Il convient au départ de distinguer «le peuple» «d’un peuple», la première expression désignant non plus «le Peuple» par opposition à l’aristocratie et le tiers-état comme ce fut le cas en France lors de la Révolution française, mais tous les citoyens habitant un même territoire sous la juridiction de l’État; l’autre expression («un peuple») désignant, au contraire, une entité sociale, c’est-à-dire une nation. Or, l’élection du 2 mai, indique qu’il y aurait deux peuples, les Canadiens, d’une part, les Québécois de l’autre, puisque les Québécois ont voté majoritairement contre le gouvernement Harper. Puisque l’expression «volonté du peuple» prend une connotation nettement nationaliste au Québec, l’expression est donc trompeuse, du moins en contexte canadien. Donc, l’expression «souveraineté du peuple» ne désigne pas forcément «un peuple» ou une nation. Quoi qu’il en soit, si l’on s’en tient au «gouvernement par le peuple», il est impensable, au sens strict du terme, comme nous le mentionnions précédemment, que le peuple lui-même puisse gouverner. Par ailleurs, si l’État démocratique représente le peuple, surtout sa volonté, la «volonté générale» par conséquent, le peuple existe-t-il avant que n’existe l’État qui le représente? Non, bien entendu, si l’État représente la peuple, car il faut admettre alors que l’État – c’est-à-dire le peuple -, aurait déclaré que le peuple existe! L’État, comme représentant du peuple, ne peut dire que le peuple existe, s’il est le peuple! La question délicate pour les tenants de la démocratie à tout crin est celle de savoir si la «volonté générale du peuple» désignerait en réalité la volonté d’une certaine partie de la population, c’est-à-dire les intérêts d’une classe ou d’un groupe d’intérêt. En ce sens, la désignation de la démocratie comme le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, selon le mot célèbre du président Lincoln, serait un scandaleux mensonge; sans doute le plus énorme de toute la modernité. Quoi qu’il en soit, les concepts de «volonté générale», de «bien commun», d’«intérêt public», etc., sont extrêmement problématiques. Il en va de ces concepts comme du fameux pincipe d’utilité qu'invoquent les utilitaristes visant le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Mon bonheur n’est pas plus important que celui de tous les autres, et si je dois le sacrifier pour assurer le bonheur des autres, le principe d’utilité m’enjoint impérativement de le faire. L’intérêt commun prime donc sur mon intérêt personnel. En démocratie, l’énoncé «le projet de loi assure l’intérêt public» est logiquement équivalent à «j’approuve ce projet de loi» énoncé par une majorité de personnes (généralement des députés). Admettons, pour les besoins de la discussion, que le principe utilitariste permet effectivement d’assurer «l’intérêt public» - quoi que ce soit que l’on doive entendre précisément par l’expression. La question qui fit surgir le fameux «dilemme d’Euthyphron» ne se pose pas moins : une loi est-elle bonne ou juste parce qu’elle est l’expression de la volonté générale, ou encore : la volonté générale est-elle conforme à ce qui est juste et bon? Bon nombre de démocrates, Rousseau en tête, opteront pour la seconde possibilité. Jamais, au grand Dieu, clameront-ils, la volonté générale ne tend vers autre chose que le juste et l’utilité publique. D’autres démocrates, moins affirmatifs et plus pragmatiques, penchent plutôt en faveur de la première option : ce qui importe, en effet, c’est l’expression de la volonté générale; quant au «juste et au bien en soi», ce sont des notions au statut plus ou moins nébuleux qui n’ont aucune réalité en dehors du choix de la majorité. J’espère que les quelques pistes de réflexion critique touchant la démocratie abordées dans ce qui précède permettront de faire comprendre et de réaliser que la démocratie est loin d’être un régime politique qui va de soi, de sorte que, comme n’importe lequel sujet, la démocratie mérite qu’on y réfléchisse deux fois avant de s’agenouiller devant son autel. Dans son magnifique roman, La Duchesse de Langeais, Honoré de Balzac fait dire au marquis Armand de Montriveau, «Ne touchez pas à la hache!», hache qui se trouverait encore au château de Westminster, laquelle aurait servie à trancher la tête de Charles 1er d’Angleterre, le gardien de la hache se faisant un devoir d’avertir ses curieux visiteurs de ne point la toucher sous peine qu’ils ne leur arrivent un funeste malheur. Je crois pour ma part qu’il en va de cette hache comme de la démocratie tant une auréole l’entoure de sorte que tous ceux et celles qui s’en prennent à elle doivent payer tôt ou tard ce crime de lèse-majesté.
[1] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Livre II, Chapitre 3, Paris, Garnier-Flammarion, 1962, p. 66. [2] in Democray, E. Frankel Paul, F.D. Miller, Jr., J. Paul, éditeurs, Cambridge University Presse, 2000, p. 1-26.