Après ses portraits de Christine Boutin et de Tariq Ramadan, l'essayiste Caroline Fourest publie une biographie de la présidente du FN. Dont elle passe ici au scanner le virage républicain.
Qui est Marine Le Pen?
On a l'impression de bien la connaître pour l'avoir vue grandir dans l'ombre de son père. Cependant, la présidente du Front national reste une inconnue. Quand les médias la comparent à Jean-Marie Le Pen, elle n'a qu'à prendre ses distances avec le pire, comme dire que le nazisme c'est mal, pour apparaître ultramoderne. Pourtant, son projet pour la France ne l'est pas.
Sa première force n'est-elle pas de désarmer ceux qui combattaient son père?
La résistance au FN reposant uniquement sur la diabolisation de Jean-Marie Le Pen et de ses excès se trouve effectivement prise à contre-pied. Car Marine Le Pen s'est forgé, presque malgré elle, une personnalité très sympathique. Il fallait être une enfant solide pour s'appeler Le Pen dans les années 1980-1990, et elle a appris à déjouer l'adversité par un sourire et une façon de ne pas être le diable qu'on attend. Elle sait même culpabiliser les antiracistes d'avoir des préjugés à cause de son nom! Elle déstabilisera tous ceux qui pensent que la présidente du FN est forcément quelqu'un d'antipathique. Si j'ai appris quelque chose en enquêtant sur les extrêmes, c'est qu'on ne juge pas les démagogues sur leur bonne mine. C'est d'ailleurs leur principal atout: ils sont formidablement séduisants. Pour les dévoiler, il faut passer au crible leurs discours et traquer les non-dits derrière les propos de façade.
Est-ce cela qui la rend plus dangereuse que son père?
Bien sûr. Son père incarnait une extrême droite plus caricaturale. Le 21 avril 2002, il a atteint son plafond électoral. Marine Le Pen, elle, démarre de ce palier. Or une part importante de l'électorat peut croire qu'elle a rompu avec l'extrême droite et qu'elle prône simplement un retour à l'Etat fort face à la mondialisation.
Est-elle encore d'extrême droite?
Il s'agit d'exploiter la crise sociale et de faire croire que la solution, c'est le nationalisme.
La présidente du FN voudrait réserver cette définition à la frange la plus grotesque de ce courant politique, c'est-à-dire à ceux qui ressemblent de près ou de loin à des skinheads. En réalité, le FN a toujours été à gauche de cette extrême droite, puisqu'il recherche le succès électoral et joue le jeu démocratique. C'est encore plus vrai depuis que les principaux mouvements d'extrême droite européens opèrent une mue pseudo-libertaire. Face à l'islam, ils se sont approprié des thèmes comme la liberté ou les droits des femmes, non sans mauvaise foi, car ils sont bien souvent très patriarcaux. Même s'il fait fuir de nombreux cadres de l'ancien Front, le FN de Marine Le Pen attire toujours des militants du GUD et de la mouvance nationaliste-révolutionnaire, un courant très radical qui mêle au fond de sauce nationaliste quelques ingrédients sociaux. Ce discours dit de troisième voie est tout sauf moderne, mais il trouve un écho dans l'époque actuelle: il s'agit d'exploiter la crise sociale et de faire croire que la solution, c'est le nationalisme.
Le populisme n'est-il pas ce qui la qualifie le mieux, en raison de sa volonté de séduire les couches les plus populaires de la société?
Certainement. Mais son père était déjà populiste et le FN a toujours été un parti attrape-tout. Le Pen a changé vingt fois de ligne tout en donnant le sentiment de maintenir le cap, d'incarner une France éternelle, et d'avoir raison contre tous. Il a su séduire à la fois les patrons et les ouvriers. Aux premiers, il promettait moins d'Etat et moins d'impôts; aux seconds, qu'ils retrouveraient du travail une fois les immigrés partis. Marine Le Pen, dont l'ancrage local se situe dans le Pas-de-Calais minier, et qui prend son envol politique dans l'après-crise financière de 2008, opère un vrai virage en prônant un Etat fort. Elle le fait cependant sans la moindre autocritique. Pis, elle se permet de donner des leçons à la classe politique en l'accusant de n'avoir pas vu venir la crise financière, sans jamais dire à ses électeurs que le FN a été le parti le plus ultralibéral de France depuis trente ans ! Celui qui prônait la dérégulation, la fin de la plupart des acquis sociaux et la réduction des services publics.
Marine Le Pen opère-t-elle une mutation du FN ou s'inscrit-elle dans la filiation?
Les deux: s'inscrire dans la mue, c'est marcher sur les pas de son père, qui savait très bien s'adapter. Le président d'honneur demeure sa référence absolue. Elle a d'ailleurs mis du temps à saisir qu'il y avait un Front national qui ne se résumait pas à Jean-Marie Le Pen. Quand on l'interroge au sujet du FN et des femmes, par exemple, on s'aperçoit qu'elle ignore ou feint d'ignorer les bulletins misogynes édités par le FN pendant des années. Elle préfère croire que la ligne du parti ressemble à l'éducation qu'elle a reçue, plutôt libérale et bohème. Par ailleurs, elle appartient à une autre génération, moins obsédée par la Seconde Guerre mondiale et la guerre d'Algérie, mais plus tourmentée par la question du 11 septembre 2001 et la mondialisation. Comme son père, elle s'adapte à son époque et joue sur les peurs du moment.
Elle se présente comme une femme moderne, favorable à l'avortement...
Si on la compare à Jean-Marie Le Pen, elle l'est, puisqu'elle ne prône pas l'abrogation immédiate et totale de la loi Veil. Si on la compare au reste de la classe politique, elle est à droite de Christine Boutin. Au journal national-catholique Présent, qui lui demandait de préciser sa pensée, elle a déclaré vouloir dérembourser l'interruption volontaire de grossesse et mener une politique pour "réinsuffler chez les femmes le caractère sacré de la vie". En clair: elle propose de développer une politique nataliste. Quitte à saborder le travail de prévention du Planning familial... En lequel Marine Le Pen voit un organisme banalisant l'IVG. Elle n'adhère pas à la lutte contre l'avortement par moralisme religieux, mais par nationalisme. D'autant qu'elle promet - contrairement à son père - la retraite à 60 ans. Les femmes françaises sont donc appelées à rester à la maison et à faire un maximum d'enfants afin de préserver les acquis sociaux sans avoir recours à l'immigration. En quoi cette conception est-elle moderne, en 2011, de la part d'une candidate à la présidence de la République?
Vous écrivez qu'elle a mené une "OPA" sur la laïcité...
La laïcité de Marine Le Pen est une laïcité avec une tête chercheuse: elle ne vise que l'islam.
Comme souvent, le Front national tente de se présenter comme l'unique défenseur d'une cause, afin de mieux se l'approprier. C'est une escroquerie politique. Même s'il y a des complaisances envers l'intégrisme islamique dans certaines poches de l'extrême gauche, le parti le plus antilaïque de France, jusqu'alors, c'était bien le Front national! Rappelons que le FN a pris position contre la loi de mars 2004 sur les signes religieux à l'école publique. Marine Le Pen a redouté que cette loi conduise les petites filles à cacher leurs médailles de baptême. Elle veut enlever le voile, mais ne touche pas aux croix, qu'elle considère comme partie prenante de l'identité nationale. La laïcité de Marine Le Pen est, quoi qu'elle en dise, une laïcité avec une tête chercheuse: elle ne vise que l'islam. Au nom d'une vision chrétienne et identitaire, et non républicaine. Bien qu'elle ne soit pas spécialement pratiquante, elle a tout de même fait baptiser ses enfants à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris, qui est une église occupée par les intégristes. Et le FN compte toujours dans ses rangs des militants intégristes catholiques.
Sa politique scolaire est-elle marquée par cette vision?
Marine Le Pen ne perçoit pas l'école publique comme un lieu d'apprentissage de la citoyenneté et de l'égalité. Or c'est au nom de cette vocation émancipatrice que se justifie l'interdiction du voile. Elle préfère réduire la laïcité de l'école à une "neutralité". Elle a très mal vécu que des enseignants contestent sa position idéologique sur la peine de mort ou sur la colonisation et elle s'oppose à ce que les associations féministes ou antiracistes interviennent dans les écoles, considérant qu'elles sont des agences de propagande antinationales. Elle est favorable à la liberté de choisir son école, avec un système de chèque scolaire à l'américaine, qui favorise le développement des établissements privés. Autant dire qu'elle refuse de lutter contre la principale menace qui plane sur la laïcité: l'explosion d'écoles confessionnelles favorisant le communautarisme.
A quoi peut ressembler le monoculturalisme du FN?
Le virage républicain de Marine Le Pen surfe sur une véritable crise: celle du multiculturalisme. Dans ce débat, il y a trois positions. 1. La conception universaliste, qui souhaite préserver le pluralisme culturel et la laïcité, par l'intégration et le mélange. 2. La conception multiculturaliste, qui favorise la diversité culturelle, mais aussi parfois le triomphe du droit à la différence sur l'égalité. 3. La conception monoculturaliste, incarnée par le FN et toutes les droites populistes anti-islam, qui perçoit le métissage culturel comme un danger pour l'identité nationale. Marine Le Pen défend non pas la citoyenneté, mais les "valeurs traditionnelles" de la République. L'ajout de ce mot, "traditionnel", n'est pas anodin. Il s'agit d'inscrire la République dans une notion ancestrale, où les premiers arrivés ont toujours raison sur les derniers arrivants. En passant du respect des principes ou des lois à celui des "traditions", elle opère un glissement subtil, où la "conversion" à la laïcité permet en fait de recycler le vieux refrain du FN contre l'immigration.
C'est cela, sa différence?
La différence, c'est que son FN a appris à déguiser sa xénophobie en argument républicain. Quand Jean-Marie Le Pen s'emparait des fantasmes des Français sur l'immigration, on pouvait hausser les épaules. Mais lorsque Marine Le Pen dénonce les prières dans la rue, c'est non seulement une réalité, mais c'est contraire à nos principes de laïcité et d'égalité. L'ignorer, c'est faire le jeu du FN. La classe politique ne doit ni lui abandonner ce terrain ni flatter les fantasmes. Mais rappeler que le FN est un résistant de la 25e heure sur la laïcité, qui crie très fort pour le faire oublier.
Droite et gauche doivent-elles actualiser leurs argumentaires?
Sur le plan politique, tout est à refaire. Le barrage républicain doit être reconstruit autrement. La droite au pouvoir a l'immense responsabilité de l'avoir affaibli. Quand le président de la République reprend les mots du FN et les banalise, il contribue à briser cette digue. La gauche doit aussi prendre ses responsabilités. Si elle se contente de copier les années 1980 en désignant tous les thèmes abordés par le FN comme des tabous, elle se plantera. Dans tous les pays européens, où elle s'est montrée peu courageuse sur les questions du multiculturalisme et de la laïcité, la gauche a laissé un boulevard à la droite populiste anti-islam.
Entretien
Propos recueillis par Christophe Barbier et Romain Rosso
Marine Le Pen, par Caroline Fourest et Fiammetta Venner. Grasset, 430 p., 20 euros. à lire :