" L'artiste européen, au XXe siècle, n'a de chance de parer au dessèchement des sources d'inspiration entraîné par le rationalisme et l'utilitarisme qu'en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mentale. "
ANDRE BRETON, ENTRETIENS (1913-1952), PARIS, GALLIMARD, 1969, P. 248.
1. Entertaining Song - Inuit" Après une journée de quête pensive,
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance.
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances. "
GUILLAUME APPOLINAIRE.ZONE.
" Ouvrir les feuillets des livres de Breton ou pousser la porte de l'atelier du 42, rue Fontaine, c'est rencontrer la même présence troublante de l'" âme primitive ". En majesté aux murs du petit appartement, invoqués avec insistance dans les textes théoriques, les récits et les poèmes, les objets sauvages constituent l'univers familier d'un écrivain qui n'a cessé de marquer ces signes comme les clés d'accès à l'univers surréaliste : " les plus profondes affinités existent entre la pensée dite "primitive" et la pensée surréaliste ", déclarait-il en 1945.
La connivence s'était avouée depuis longtemps, et de multiples façons : en fait, elle remonte aux enfances de l'homme (on connaît l'anecdote, très symbolique, du premier fétiche acheté avec l'argent d'un succès scolaire, où Breton se choisit faux-monnayeur de la culture) et aux débuts de l'œuvre. Les poupées hopi apparaissent tôt dans La Révolution surréaliste ; la réflexion esthétique du Surréalisme et la peinture s'appuie, dès 1928, sur les exemples amérindien et océanien.
La complicité illumine les derniers moments l'activité poétique. Le recueil de phrases automatiques qi donnent le " La " à l'expression lyrique fait place à cette étrange formule, qu'on dirait née du rêve prophétique d'un Indien des grandes plaines, mais qui résonne comme l'invitation à rester à l'écoute : " si vous vivez bison blanc d'or, ne faites pas la coupe de bison blanc d'or ". D'un pôle à l'autre de ce demi-siècle de pensée surréaliste, enseveli ou non, le talisman demeure. Impossible qu'on ne le retrouve pas tôt ou tard entre les feuillets du cœur, en s'applquant à rendre l'homme au sentiment primordial qu'il eut de lui-même et que le rationalisme positiviste a corrompu. " JEAN CLAUDE BLACHERE. LES TOTEMS D'ANDRE BRETON .L'HARMATTAN
Le primitivisme, c'est-à-dire l'intérêt marqué par les artistes modernes pour l'art et la culture des sociétés tribales \ tel qu'il se révèle dans leurs œuvres et dans leurs propos, constitue la seule thématique fondamentale de l'art du XXe siècle à avoir été aussi peu approfondie. A la réflexion, il n'est peut-être pas surprenant que le primitivisme n'ait suscité que si peu de recherches, car pour tenir un discours pertinent sur ce sujet il est nécessaire de connaître assez bien l'un et l'autre de ces univers artistiques, afin de saisir l'enjeu de leur rencontre au sein de la culture occidentale. Par tradition, ils constituaient deux domaines d'étude distincts. Jusqu'à une époque récente, les objets tribaux relevaient exclusivement de l'ethnologie, du moins pour ce qui concernait la recherche et la muséologie. C'est seulement depuis la Deuxième Guerre mondiale que l'histoire de l'art a pris en compte ce matériel. Dans l'enseignement supérieur, les cours sur l'art primitif restent malgré tout relativement rares, et bien peu parmi les étudiants qui les suivent s'intéressent d'aussi près à l'art moderne. On ne doit donc pas s'étonner de trouver une grande proportion d'erreurs dans tout ce que les historiens de l'art du xxe siècle ont pu dire sur l'intervention de l'art tribal dans l'éclosion de la modernité. Faute de bien dominer la chronologie de l'arrivée et de la diffusion des objets primitifs en Occident,
ils ont fait immanquablement des suppositions gratuites quant aux influences. A titre d'exemple, je citerai le fait qu'aucun des quatre types de masques présentés par des auteurs éminents comme sources d'inspiration possibles pour Les Demoiselles d'Avignon ne pouvait être connu de Picasso en 1907, année où il a peint ce tableau. Réciproquement, la plupart des spécialistes de l'art des peuples " primitifs " n'ont qu'une connaissance très superficielle de l'art moderne, et quand, d'aventure, ils y font une allusion, celle-ci trahit parfois une naïveté confondante.
éclairages de nature fort différente que les anthropologues et les historiens d'art spécialisés dans les cultures africaines et océaniennes ont jetés sur les objets tribaux sont en fin de compte beaucoup plus complémentaires que contradictoires. Les uns et les autres visent naturellement à la compréhension des sculptures tribales dans le contexte où s'est inscrite leur création. Comme je m'occupe de l'histoire du primitivisme, mon objectif est tout différent : je veux comprendre les sculptures " primitives " par rapport au contexte occidental dans lequel des artistes modernes les ont " découvertes ". Les fonction et signification précises de chaque objet, dont les ethnologues se préoccupent au premier chef, n'entrent pas dans mon propos, sauf dans la mesure où elles étaient connues des artistes modernes en question. Toutefois, avant les années vingt où certains surréalistes sont devenus amateurs d'ethnologie, les artistes n'étaient généralement pas informés, et de toute évidence ne se souciaient guère, de ce genre de chose. Cela ne veut pas dire qu'ils étaient indifférents aux " significations ", mais plutôt qu'ils s'intéressaient uniquement aux significations qu'ils pouvaient percevoir grâce aux objets eux-mêmes. . WILLIAM RUBIN.LE PRIMITIVISME DANS L'ART DU XXEME SIECLE.FLAMMARION
le primitivisme moderne repose avant tout sur la revendication critique d'une libération par rapport à certaines normes contraignantes, d'ordre stylistique, mental ou moral, caractéristiques de l'Occident - libération dont les artistes ont cru trouver le modèle dans d'autres cultures, radicalement étrangères à la culture occidentale, et représentant à ce titre une alternative valable à celle-ci. Le " primitif " représentait avant tout l'horizon de possibilité d'une contre-culture, qu'incarnait une figure hétérogène- et dont la valeur était essentiellement critique- à celle de l'Occidental ou du " civilisé ".
Le propre du primitivisme fut au contraire de contester ce mode d'évaluation et de renverser ces catégories(tout en gardant pourtant la même et problématique schématisation historique). Il mettait en question la supériorité supposée du point de vue occidental et se proposait à l'inverse de revaloriser la figure du primitif, désignée comme le " révélateur " des insuffisances, des oublis, ou du refoulé de la civilisation occidentale.
" Le discours sur notre sujet a pâti d'une certaine équivoque quant à la définition du primitivisme. Ce mot est apparu en France au xix" siècle, et il est entré officiellement dans la langue française avec un usage réservé à l'histoire de l'art, comme l'atteste le Nouveau Larousse illustré en sept volumes publié entre 1897 et 1904: "".
Dans ce cadre élargi, la définition relative à l'art donnée par le Webster devenait simplement " l'adhésion ou la réaction à ce qui est primitif". Manifestement, ce sens était bien enraciné lorsque Goldwater a utilisé le mot dans le titre de son Primiti-vism in Modem Painting, en 1938. La cohérence globale de toutes ces définitions n'a pas empêché certains auteurs de confondre le primitivisme (phénomène occidental) avec les arts des peuples dits primitifs.
Van Gogh, par exemple, qualifiait de " primitifs " les styles de cour et théocratiques des Égyptiens anciens et des Aztèques du Mexique ; il parlait d'artistes " sauvages " à propos des maîtres japonais qu'il vénérait. Gauguin utilisait les adjectifs " primitif " et " sauvage " pour décrire des styles aussi différents que ceux de la Perse, l'Egypte, l'Inde, Java, ou du Cambodge et du Pérou. L'artiste, qui se déclarait lui-même " sauvage ", devait ensuite adjoindre les Polynésiens à la liste déjà longue des " primitifs ", mais il était moins attiré par leur art que par leur religion et ce qu'il restait de leur style de vie. Des dizaines d'années avant que quelques artistes n'aient commencé à se soucier de la sculpture africaine ou océanienne, leurs devanciers, de la génération de Gauguin, ont admiré les arts exotiques pour plusieurs qualités que leurs successeurs du xx" siècle allaient apprécier hautement dans l'art tribal. Ils admiraient surtout la force d'expression jugée déplorablement absente des derniers stades du réalisme occidental, qui paraissait insipide et exsangue aux artistes d'avant-garde de la fin du XIXème.
J'ai gardé de ma jeunesse les yeux que nous avons pu avoir d'emblée, à quelques-uns, pour ces choses. La démarche surréaliste, au départ, est inséparable de la séduction, de la fascination qu'elles ont exercées sur nous.. ANDRE BRETON OCEANIE
du
"La curiosité a trouvé un nouvel aliment en s'attachant aux sculptures d'Afrique et d'Océanie.
Cette nouvelle branche de la curiosité née en France a trouvé jusqu'ici plus de commentateurs hors de chez nous. Cependant, comme elle vient de France on est en droit de penser que c'est ici qu'elle agit le plus profondément. Ces fétiches qui n'ont pas été sans influencer les arts modernes ressor-tissent tous à la passion religieuse qui est la source d'art la plus pure.
L'intérêt essentiel réside ici dans la forme plastique encore que la matière soit parfois précieuse. Cette forme est toujours puissante, très éloignée de nos conceptions et pourtant apte à nourrir l'inspiration des artistes. Il ne s'agit pas de rivaliser avec les modèles de l'antiquité classique, il s'agit de renouveler les sujets et les formes en ramenant l'observation artistique aux principes mêmes du grandj art.
Les premières années du surréalisme à Paris virent se multiplier les livres et les articles consacrés à la culture et à l'art des primitifs. En 1919 par exemple, alors que la galerie Devambez organisait l'une des premières expositions d'art africain et océanien à Paris, Henri Clouzot et André Level publiaient L'Art Nègre Et l'Art Océanien. Cette tendance se poursuivait l'année suivante avec la parution dans la revue Action de l'article " Opinions sur l'art nègre " qui contenait des témoignages de Picasso, Gris, Lipchitz, Cocteau et d'autres. La popularité grandissante de l'art primitif et de son corollaire, le primitivisme, se reflétait également dans l'importance croissante de photographies d'objets primitifs dans les revues d'art de la fin des années vingt et des années trente, en particulier Documents, Cahiers D'art, La Révolution Surréaliste Et Minotaure.
Le double registre du lointain et de l' originaire se retrouve d'abord sous une forme subversive dans le mouvement Dada, (voir mes articles correspondants : Du " Noir Puisons La Lumière ")qui allait lui aussi privilégier l'art primitif, l'art populaire, l'art naïf et l'art des enfants, en y voyant des formes d'expression jusque-là tenues en marge de l'ordre établi, de son esthétique et de ses valeurs sociales, mais susceptibles d'en précipiter la faillite.
d'inspiration " nègre ", créés par Marcel Janco pour les manifestations du groupe, et qui opéraient le lien entre l'univers régressif de Dada et les exigences poétiques et esthétiques fortes portées par le mouvement : les manifestations Dada tournaient ainsi à de véritables rituels sacrés, restaurant la fonction positive du mythe et de l'art au sein de la vie. Tristan Tzara qui résume le mieux l'esprit de ces manifestations, dont l'objectif principal était, selon lui, de " faire de la poésie une manière de vivre bien plus que la manifestation accessoire de l'intelligence et de la volonté ". Et il écrivait : Pour [Dada], l'art était une des formes, commune à tous les hommes, de cette activité poétique dont la racine profonde se confond avec la structure primitive de la vie affective. Dada a essayé de mettre en pratique cette théorie reliant l'art nègre, africain et océanien à la vie mentale et à son expression immédiate au niveau de l'homme contemporain, en organisant des soirées nègres de danse et de musique improvisées. Il s'agissait pour lui de retrouver, dans les profondeurs de la conscience, les sources exaltantes de la fonction poétique . " 1 Tristan Tzara, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1975, tome 1, p. 401.
Le surréalisme a pour sa part été créé au début des années vingt par un groupe d'écrivains et de poètes français qui, d'abord au seins du mouvement dada avaient recherché une façon nouvelle d'affronter un environnement artistique et social qu'ils trouvaient étouffant.. Les surréalistes étaient résolus à créer toute une nouvelle philosophie de la vie et de l'art, et leurs intérêts, tout d'abord essentiellement littéraires, impliquait un contact non seulement avec les tendances contemporaines des arts visuels et de la littérature, mais avec la psychologie, l'anthropologie, la philosophie et la politique. Leur fondement intellectuel fut donc quelque peu éclectique et soumis à des influences diverses . Beaucoup de ces influences découlaient d'un intérêt direct pour primitivisme , en tant que tel mais aussi de la prise en compte des formes élémentaires de la conscience humaine qu'on estimait similaires à ceux qu'on pensait être être à l'origine de l'expérience primitive. les trois des éléments les plus importants da la " philosophie " surréaliste résidaient ainsi dans la conviction que le rêve formait une partie valide et intégrante de l'expérience de la vie, dans la croyance dans le pouvoir créateur de l'inconscient, dans la constatation du besoin universel du mythe, qui dériverait d'une base mentale commune partagée par l'humanité entière et unirait quasi tous les peuples et toutes les cultures. Dès les débuts du mouvement, les surréalistes étudièrent les idées et les créations des penseurs et des artistes du passé, en quête d'une inspiration et d'un support historique utiles pour la formulation et la justification de leur propre philosophie.
Outre leur intérêt qui se manifestait dans les domaines anthropologique, philosophique et littéraire, beaucoup de membres du groupe surréaliste étaient eux-mêmes d'actifs collectionneurs d'art primitif. Tzara possédait des sculptures africaines lorsqu'il était à Zurich. Après s'être installé à Paris à la fin de 1919, il continua à manifester ce goût de la collection que nombre de ses collègues allaient maintenant partager. Parmi les premières collections, celles de Breton et Paul Eluard furent exceptionnelles .L'art primitif était également présent dans diversesexpositions organisées par les surréalistes eux-mêmes. La première de celles-ci, l'exposition inaugurale à Paris, de la galerie Surréaliste ouverte le 16 mars 1926, réunissait des œuvres de Man Ray et une sélection d'objets océaniens des collections de Breton, Éluard, Aragon, etc. Autre événement important du même type, l'Exposition surréaliste d'objets se tint du 22 au 29 mai 1936 dans une galerie réputée d'art primitif, celle de Charles Ratton. Dans cet incroyable mélange d'objets se trouvait une vaste sélection de pièces provenant des cultures primitives océaniennes et amérindiennes. Celles-ci étaient placées côte à côte avec des objets naturels, interprétés ou réalisés par les artistes et les poètes surréalistes.
Mais ce n'était pas seulement les objets primitifs qui attirèrent les surréalistes mais bien la vision du monde de l'homme primitif, sujet qui avait été de plus en plus étudié tout au long du XIX e et au début du xx e siècle par les ethnographes, les anthropologues, les psychologues et les philosophes les plus divers. Telle que la décrivaient certains chercheurs, la mentalité primitive exprimait directement les qualités mêmes que les surréalistes essayaient d'intégrer à leur propre vie et à leur art. ils s'appuyèrent ainsi sur les œuvres de personnalités représentatives ,comme Sir James Frazer, Lucien Lévy-Bruhl, ou Sigmund Freud .
L'une des plus importantes contributions de Frazer à l'étude de ce qu'il pensait être " l'esprit primitif " réside dans son investigation de la fonction du rêve. Par le biais de nombreux récits , Le Rameau D'Or expose la croyance implicite de l'homme " primitif " que ses rêves constituent une partie intégrante et essentielle de sa vie quotidienne ; de telles expériences oniriques seraient plus importantes par l'influence qu'elles exercent sur son comportement que les événements et les pensées qui animent ses moments de veille. La vie de l'homme primitif pendant le rêve est selon Frazer considérée comme porteuse d'une vérité d'un niveau plus élevé que les expériences de sa conscience en état de veille.
Le Rameau d'or accorde aussi une importance majeure à l'animisme : pour Frazer ,les peuples des cultures primitives considèrent que, dans l'univers qui les entoure, chaque objet, chacune des forces qui animent la nature est investie d'une âme ou d'un esprit au même titre que les êtres humains. Une telle vision du monde les conduirait à une relation beaucoup plus étroite avec leur environnement, puisqu'ils que considèrent les objets, la flore et la faune avec lesquels ils vivent comme doués d'un pouvoir spirituel capable du même type d'action et de réaction que celui que leur procure leur propre force vitale. Ainsi, dans une culture primitive, la relation harmonieuse avec les forces de la nature est le gage de la réussite, au contraire l'Occidental moderne qui tend à considérer l'homme comme supérieur à la nature, se sépare donc de celle-ci à la fois physiquement et psychologiquement.
Au cours du premier tiers de ce siècle, les spécialistes français établirent une solide tradition de recherches anthropologiques. Un des fondateurs de ce mouvement, Lucien Lévy-Bruhl, qui jouissait d'une large audience, exerça une influence particulière sur les surréalistes. Dans ses deux ouvrages majeurs, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, de 1910, et La Mentalité Primitive, de 1922, Lévy-Bruhl tenta de définir les différences fondamentales entre les façons dont les individus de culture primitive et européenne contemporaine envisageaient le monde et structuraient leur relation avec celui-ci. Sa thèse principale (aujourd'hui caduque et qu'il remit lui-même en question à la fin de sa vie) est que l'homme primitif organise le monde selon un principe dualiste qui accorde une grande valeur aux forces spirituelles mystiques qui animent toutes choses et donne son impulsion à toute motivation causale. De même que Frazer, Lévy-Bruhl affirmait encore que le rêve constituait le point de rencontre le plus important de la réalité physique et d'entités spirituelles causales plus insaisissables. Cependant, tout en déclarant que l'état de rêve est l'intermédiaire le plus évident entre l'homme et les esprits, Lévy-Bruhl soutenait que l'une des caractéristiques principales de la société primitive est que ses membres se considéraient dans un état de communication ininterrompue entre la réalité matérielle temporelle et le royaume des esprits. Ses théories étaient donc particulièrement séduisantes pour les surréalistes qui essayaient de développer la capacité d'utiliser le rêve et l'inconscient comme moyens d'éclairer l'expérience consciente et d'enrichir le processus de la création.
Dans ses recherches sur la perception et la cognition primitives, Lévy-Bruhl mettait l'accent sur l'importance du totémisme - système selon lequel il pensait qu'un groupe social s'identifie à quelque élément naturel, plante ou animal, et reconnaît celui-ci comme son esprit dominant et son gardien.La reconnaissance mutuelle qui en résulte sous-tend ce que Lévy-Bruhl appelait le processus de représentation collective. Il expliquait comment, pour le " primitif " qui appartient à une communauté totémique, chaque animal, chaque plante, chaque élément tel que le soleil, la lune, les étoiles, faisait partie d'un totem. Le rôle totémique des catégories végétales et animales exploitées sur le plan spirituel telles que les décrivait Lévy-Bruhl a été d'une grande importance dans l'œuvre des artistes surréalistes, en particulier André Masson et Max Ernst.
L'auteur qui exerça l'influence la plus profonde sur le développement des liens idéologiques du surréalisme avec le primitivisme reste Sigmund Freud. L'INTERPRETATION DES REVES, publié en 1900, faisait entrer dans le champ de la psychanalyse moderne la croyance en la validité des phénomènes du rêve . Freud posait comme principe que tous les sentiments et toutes les émotions auxquels on ne pouvait faire face quand la conscience est en état de veille apparaissent sous une forme déguisée et métaphorique pendant la période du rêve ; la clé de ses théories de l'interprétation des rêves était donc la combinaison du processus des associations libres avec la lecture des symboles des rêves. Ces deux méthodes revêtaient une grande importance aux yeux des surréalistes dont l'intérêt marqué pour les rêves et leur symbolisme était fondée sur un désir d'incorporer les ressources de l'inconscient à des œuvres d'art, afin de doter celles-ci de cette puissance de suggestion et d'élargissement du champ de la conscience qui réside dans l'expérience onirique.
Se référant fréquemment aux idées de Frazer et Lévy-Bruhl, ainsi qu'à celles d'ethnographes de son époque insistait vigoureusement sur le pouvoir de la magie, sur le pouvoir des forces mentales qui peuvent modifier le cours des choses selon le primitif. Freud désignait ce pouvoir comme " la toute-puissance des idées ".
Dans le chapitre de Totem et Tabou intitulé justement " animisme, magie et toute-puissance des idees ", Freud discutait le rôle de l'art en relation avec la psychologie humaine :
L'art est selon lui le seul domaine où la toute-puissance des idées se soit maintenue jusqu'à nos jours. " Dans l'art seulement, il arrive encore qu'un homme, tourmenté par des désirs, fasse quelque chose qui ressemble à une satisfaction ; et grâce à l'illusion artistique, ce jeu produit les mêmes effets affectifs que s'il s'agissait de quelque chose de réel. C'est avec raison qu'on parle de la magie de l'art et qu'on compare l'artiste à un magicien. Mais cette comparaison est encore plus significative peut-être qu'elle le paraît. L'art, qui n'a certainement pas débuté en tant que " l'art pour l'art ", se trouvait au début au service de tendances qui sont aujourd'hui éteintes pour la plupart. Il est permis de supposer que parmi elles se trouvaient bon nombre d'intentions magique s ".