Le combat pour l’expression est semblable à la lutte pour la vie. Il implique une nécessité fondamentale de l’homme. L’expression ne se manifeste pas seulement par la parole : elle peut être un geste, un acte, une absence. Mais elle est ce qui fait de l’homme ce qu’il est. Je me rappelle cette belle pensée d’Emerson, qui était aussi poète, disant que l’homme n’est que la moitié de lui-même : l’autre moitié est son expression Celle-ci n’est nullement gratuite, mais nécessaire. Peut-être est-ce pour cette raison qu’Antonio Porchia déclarait : Lorsque je dis ce que je dis, c’est parce que ce que je dis m’a vaincu. La poésie lutte pour l’expression menée à ses limites : à l’extrême de l’homme, du langage, de la réalité. Lutte qui confère à la parole la liberté de la parole. Cela n’est pas nouveau. À l’apogée du Romantisme, le prologue d’Hernani nous disait déjà : que la quête essentielle de la littérature était celle de la liberté. Que fait, en ce sens, la poésie moderne ? Elle renie, par exemple, le discursif. Elle renie le verbiage, le bavardage, la logorrhée. Elle affirme que tout ce qui peut être dit d’une autre manière, doit être dit d’une autre manière. La réflexion d’Eliot : ce qui peut être dit en prose doit être dit en prose, est importante. Eliot ajoute, faisant un pas de plus vers ce qui est en deçà de l’homme : Et ce que tu ne sais pas est la seule chose que tu saches, et ce que tu possèdes est la seule chose que tu ne possèdes pas, et là où tu es est là où tu n’es pas. C’est bien pourquoi la poésie moderne refuse l’anecdote, le conte et la fable, le moralisme élémentaire, le décor, le sentimentalisme, la politique. Le pouvoir ne l’intéresse pas. Elle cherche quelque chose de plus profond, de plus essentiel que le pouvoir. Aux origines de la poésie moderne, Baudelaire déclarait :Mon livre est essentiellement inutile. Je désire que cette dédicace de mon livre soit inintelligible, parce que ce que je cherche c’est de me précipiter au fond de l’abîme. Enfer ou ciel, qu’importe ? Il faut aller jusqu’au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. En cette quête de la liberté de la parole, de la liberté de l’être, se produit une apparente déperdition de sens. C’est elle qui fit dire à Pierre Reverdy, dans « La fonction poétique » : La poésie apparaît, donc comme ce qui doit demeurer le seul point de hauteur d’où il (le poète) puisse encore, et pour la suprême consolation de ses misères, contempler un horizon plus clair, plus ouvert, qui lui permette de ne pas complètement désespérer. Jusqu’à nouvel ordre – jusqu’au nouveau et peut-être définitif désordre—c’est dans ce mot (poésie) qu’il faut aller chercher le sens que comportait autrefois celui de liberté. Si l’homme ne trouve pas au fond de sa soif intérieure, en une intime ressource de ses capacités profondes, le sentiment de la liberté, c’est qu’il l’a perdu à jamais.
source: http://www.jose-corti.fr/titresiberiques/poesie_creation.html