Domenico Feti (Rome, c.1589-Venise, 1624),
Portrait d’un chercheur, c.1620.
Huile sur toile, 98 x 73,5 cm, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister.
Dans le livret de ce qui était jusqu’à ce jour, sauf erreur de ma part, le dernier disque de l’ensemble The Rare Fruits Council, son directeur musical et violon principal, Manfredo Kraemer, décrivait sa démarche en ces termes : « (…) il nous semble pertinent de remonter à la surface, de temps à autre, quelques bonnes choses de qualité, plutôt que nous jeter dans la quête d’inédits, souvent de pacotille, ou nous cloîtrer dans la répétition ad nauseam des Quatre Saisons, des Brandebourgeois et autres sublimités classiques (…) » Grâce aux Éditions Ambronay, le voici de retour, huit longues années après cette déclaration et à la tête d’une équipe entièrement renouvelée, dans une anthologie intitulée Venezia, consacrée à trois compositeurs actifs à Venise dans les années 1670.
Le musicien qui a le plus retenu l’attention des interprètes modernes est, paradoxalement, le seul non-italien de ce
programme, le Saxon Johann Rosenmüller (c.1619-1684, suivez ce lien pour plus de détails biographiques), qui se réfugia, après avoir fui Leipzig à la suite d’une affaire de mœurs, durant presque 30 ans sur la
lagune, une période qui a suscité nombre de fantasmes mais peu de traces concrètes, si ce n’est une importante production de musique sacrée et deux recueils instrumentaux mêlant manières
germanique et italienne. La vie de Giovanni Legrenzi (1626-1690) n’a, elle, certes pas la densité présomptivement romanesque de celle de son collègue allemand, mais le legs de ce Bergamasque
installé à Venise dans les années 1670 après avoir servi dans sa ville natale, puis à Ferrare, et essuyé bien des vexations en se voyant écarté des postes de maître de chapelle de la cour de
Vienne, puis des cathédrales de Milan et de Bologne, avant de devoir patienter presque dix ans pour obtenir celui de la basilique Saint-Marc, est important et malheureusement assez largement
ignoré aujourd’hui. S’il fut un compositeur d’opéras et d’oratorios reconnu, ses six recueils d’œuvres instrumentales sont d’une importance majeure dans l’évolution notamment du genre de la
sonate, leur influence se décelant jusqu’à Vivaldi et Bach. Le parcours du toscan Alessandro Stradella (1639-1682), largement formé à Rome, où il séjourna à partir de 1653, après un probable
passage à Bologne, ressemble à un roman, d’ailleurs magnifiquement raconté par Philippe Beaussant dans un récit publié chez
Gallimard en 1999.
Comme le souligne Manfredo Kraemer, avec son honnêteté coutumière, dans la partie de la notice du disque qu’il signe, on ignore si les trois hommes ont pu se connaître, mais ce qui est certain, c’est qu’ils ont, un bref moment, respiré le même air atmosphérique et surtout musical, dans ce laboratoire à ciel ouvert qu’était la Venise débordante d’inventivité du XVIIe siècle, et que chacun en a ensuite fait son miel selon sa propre complexion. La comparaison entre les œuvres de Rosenmüller et de Legrenzi, presque exactement contemporains, montre de façon assez convaincante comment deux arbres ayant grandi sous un climat similaire peuvent produire des fruits différents en fonction du sol dans lequel ils s’enracinent. Si le style du premier, tel qu’il se manifeste dans le recueil de Sonate a Stromenti da Arco e Altri (Nuremberg, 1682) exploré ici, se souvient encore très nettement des savantes élaborations contrapuntiques chères aux Canzone de la première moitié du XVIIe siècle et mêle à une sensualité toute ultramontaine une touche de sérieux indéniablement germanique, celui du second, dont les sonates proposées dans ce disque ont été extraites de La Cetra (Venise, 1673), s’il ne cède en rien sur le point de la science compositionnelle, montre une touche marquée par plus de liberté et de souplesse, une théâtralité sans doute un rien plus extériorisée et soucieuse de ses effets. Avec les Sinfonie de Stradella, datables des années 1675-78, le ton change pour se faire encore plus personnel, entraînant l’auditeur dans un parcours parfois émaillé d’errances d’allure quasi rhapsodique mais pourtant supérieurement pensé et conduit. L’importance accordée par le compositeur à la fluidité des lignes mélodiques et le soin qu’il déploie pour traduire au plus près les alternances de climats au sein des différents mouvements de chaque Sinfonia regardent déjà vers le siècle suivant.
Pour qui a suivi The Rare Fruits Council (photographie ci-dessous) depuis sa mémorable intégrale de l’Harmonia
Artificioso-Ariosa de Biber (Astrée, 1996), la réussite de ce nouveau disque ne sera pas vraiment une surprise. Le fait qu’en dépit d’un long silence et d’un complet changement
d’effectifs, Manfredo Kraemer qui, pour mémoire, après avoir joué aux côtés de Reinhard Goebel au sein de Musica Antiqua Köln est devenu le premier violon du Concert des Nations de Jordi
Savall, ait réussi à conserver à son ensemble une véritable identité ne fait que confirmer tout le bien que l’on pouvait penser de sa démarche. Le violoniste a su s’entourer de musiciens de
tout premier plan qui lui apportent une réplique et un soutien parfaits, l’intégralité du récital se déroulant sous le signe d’une complicité évidente et d’une cohésion sans failles. Du point
de vue technique, les différents membres de l’ensemble font preuve d’une remarquable solidité, qui leur permet d’affronter les exigences virtuoses de partitions qui n’en sont pas avares et de
délivrer une prestation d’une propreté et d’une maîtrise indiscutables. Ils font assaut de souplesse, de sens des nuances, de luminosité, pour rendre justice aux moindres inflexions des œuvres,
dont chaque détail est scruté sans que se morcelle pour autant le geste qui unifie la rapide succession de séquences composant chaque pièce.
The Rare Fruits Council
Manfredo Kraemer, violon & direction
1 CD [durée totale : 81’53”] Éditions Ambronay AMY 028. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Johann Rosenmüller : Sonata undecima
2. Alessandro Stradella : Sinfonia XII
Illustrations complémentaires :
Anonyme italien, XVIIIe siècle, Portrait de Giovanni Legrenzi, sans date. Huile sur toile, 84 x 73 cm, Bologne, Museo internazionale e biblioteca della musica.
La photographie de The Rare Fruits Council est de Bertrand Pichène. Je remercie Véronique Furlan (Accent Tonique) de m’avoir autorisé à l’utiliser.