Aujourd’hui, c’est sûr : il me faut une douzaine de paires de bras supplémentaires, à faire pousser immédiatement ! Depuis que j’ai ouvert un œil, et avant même de poser un pied par terre, je me répète tout ce qu’il y a à faire : les haricots à planter, les pommes de terre à buter, la cabane à vernir, la bibliothèque à nettoyer, la remise à bois à ranger... Tout comme un personnage de dessins animés, je suis prête à bondir – hop, hop, hop – d’un endroit à l’autre, à toute allure – zou, zou, zou –, pinceau, bêche, aspirateur – bing, bing, bing... Stop !
Stop ? Oh, que non, je n’ai pas une minute, la journée commence, et je suis déjà en retard. Stop ! Une petite voix me dit : « C’est le moment justement de faire une pause. » Une pause ! Alors que j’ai : les haricots à planter, la cabane à vernir, la bibliothèque à nettoyer, la remise à bois...
Je me sens en mille morceaux, complètement éparpillée, incapable de rien commencer parce que voulant déjà en avoir fini, la tête se répétant en boucle « Vite, vite, vite... ». Une pause. Prendre le temps de me retrouver, de me recentrer, de regarder calmement la journée à venir, et de goûter le plaisir de faire au lieu de cette inquiétude et de cette agitation.
Que faire ? M’asseoir un moment dans le jardin ? Mais au lieu d’apprécier ce qui est sous mon nez, je ne vois plus que les tâches en retard. Prendre un livre ? Mes mains impatientes s’agitent, et il me semble que chaque page répète : « Tu perds ton temps... » Il me faut occuper à la fois le corps et la tête. Et je sais une activité qui va m’obliger à la fois à être attentive, à me concentrer et à bien respirer, et qui m’emplit de contentement : calligraphier ou, dit plus simplement, écrire, recopier.
Je m’assois à mon bureau, fenêtre grande ouverte pour profiter des premiers rayons du soleil ; je prépare du papier, mon stylo favori, et j’attrape un de mes livres préférés, recueil de poèmes chinois. Première page : je me promène avec Han Shan dans les vallons et les montagnes ; j’écris lentement, une lettre après l’autre ; mais ma main, encore un peu agitée, dérape ; je m’applique tant que j’en oublie de respirer ! Je continue, en me redressant, en me détendant, tout en gambadant avec le poète sous les arbres en fleurs... Deuxième page : j’admire la lune sur le lac avec Li Po : ma main est plus ferme, je me risque à quelques embellissements, une barre de « t » qui s’allonge, un « d » qui s’emplit de vide, un « s » qui tortille... Mes épaules s’abaissent, tout le corps s’assouplit. J’entends dehors les appels des oiseaux, le murmure du vent. Il ne s’agit pas de m’enfermer dans cette écriture mais au contraire de retrouver l’harmonie avec ce qui m’entoure, la fluidité au sein du monde... Il ne s’agit pas de faire une page de calligraphie dans les règles – peu importe qu’elle soit « belle » – mais d’être là tout entière, corps, tête, mains, et souffle.
Troisième page et bruissement des roseaux au bord de la rivière avec Su Shih : une heure a passé ; les lettres s’enroulent, se glissent, s’amusent dans la page. Le moment s’étire, la journée est infinie devant moi... Je termine par quelques mots notés dans son journal par une nonne japonaise au XVIIe siècle, Chiyo-Ni, qui résument bien cet instant : « Prendre le pinceau pour la pure joie d’écrire ; écrire encore et encore, laissant derrière soi de longues lignes de lettres qui dansent... » Je repose mon stylo, je souris à mes amis poètes, je respire – une belle journée qui commence.
Ce texte m'a fait du bien ! Bon dimanche !