Quand Ulysse, déguisé en mendiant, eut bandé l’arc de la joute, retourné l’arme contre les rivaux, vidé le carquois du châtiment, après l’heure de la justice vint celle de la lessive. Les servantes se mirent en devoir de laver à grande eau la salle du trône. Le sang des prétendants ruisselait encore sur le pavement, s’égouttait des tables, figeait aux murs des figures de miséricorde. Ulysse, aidé d’Eumée et de Télémaque, récupérait ses flèches, tâche ardue car certaines, traversant les gorges, s’étaient fichées dans les boiseries, y clouant les traîtres comme des oiseaux de malheur.
Puis le héros, de couloir en couloir, gagna la chambre où Pénélope s’était réfugiée pendant la tuerie. Elle étouffe un cri en voyant apparaître son vengeur, titubant de haine vidée, ce gueux hirsute et sanglant qui se prétend son mari rentré de guerre. Elle détourne les yeux lorsque l’intrus fait tomber ses hardes et va se plonger dans la baignoire. « Tu doutes encore que je sois Ulysse ? dit-il en se savonnant. J’ai donc tant vieilli ? Vingt ans d’épreuves, Pénélope, vingt ans de combats, de pièges, de tempêtes, d’espoirs trahis, bien sûr ça n’arrange pas un homme. Pensais-tu retrouver Apollon ? » La femme regarde à la dérobée ce corps épaissi, ce front dégarni, ce visage las où deux sillons creusent d’amertume le sourire. La voix même est autre, comme fêlée. C’est pour attendre cet homme-là qu’elle a fait si longtemps tapisserie…
« Chaste épouse, dit le quinquagénaire en sortant du bain, s’il te faut une preuve pour être sûre d’accueillir dans ton lit qui de droit, regarde cette longue cicatrice à la cuisse gauche : tu te souviens qu’un sanglier en fut la cause ? Et ce lit magnifique où je brûle de te reprendre, qui d’autre que le roi d’Ithaque peut rappeler qu’il l’a sculpté lui-même, jeune marié, dans le plus bel olivier des jardins de son père ? » Et ce disant il s’est approché nu de sa femme, l’enlace doucement, cueille du bout de la langue les larmes qui perlent à ses yeux, suit d’un doigt la courbe du nez, le contour de la bouche si souvent dessinés sur le sable des rivages lointains. Il resserra l’étreinte, et le désir eut un effet moins délicat qui les fit s’allonger sur le lit.
A mesure qu’il dévoilait le corps de Pénélope, Ulysse y éprouvait aussi le travail du temps. Sous la caresse, la peau n’offrait plus le soyeux bouleversant, ni la chair l’exquise plasticité des jeunes amours.
-C’est donc toi ? dit-elle.
-C’est nous.
-Comme on nous a volé de la vie !
-Il en reste, dit-il. Le tout est d’en faire bon usage.
-Sans ton image, sans le devoir de notre fils, je serais morte d’humiliation.
-Sans ton image, sans Télémaque, sans notre île, sans la gloire de tenir ferme contre le sort , je me serais laissé tuer sous les murailles.
-Que de nuits j’ai pleuré du désir de toi ! Le matin, je voulais me jeter dans le puits, je me penchais à la margelle, mon visage tremblant dans l’eau m’appelait, mais un prétendant s’approchait, et d’une caresse abjecte, d’un mot d’outrage, me relançait du désespoir au défi.
-Ô mon unique, il faut me croire : sur les longues routes de ton absence, aucune des femmes qui m’ont tenu, pas même une déesse, n’a pris de moi plus qu’un corps désolé.
Pénélope souriait, ouvrit les bras, les jambes et le reçut, qui se glissa précautionneusement dans le nid de chair douce. Et lui, qui pouvait la couvrir lourdement, s’arqua léger pour poser sa bouche au creux de l’épaule, sentant contre ses lèvres battre la jugulaire et palpiter avec le sang de Pénélope toute la grâce fragile du vivant. Elle d’une main caressait la nuque, de l’autre accompagnait le dos dans son oscillation patiente. Ils étaient comme des débutants, ou plutôt comme d’anciennes connaissances qui recherchent ensemble les chemins oubliés du plaisir.
Ils glissèrent sur le côté, toujours ondulant, les bras resserrant leur cercle, les lèvres s’effleurant, effleurant les paupières, les nez... La jouissance monta de loin, s’avança sans hâte comme une procession d’autrefois, et sa musique se confondit avec les premiers bruits du jour.
Arion