Etudier ce qu'on ne sait pas : quelle drôle d'idée. C'est en réalisant qu'on s'intéresse beaucoup plus à la production des connaissances qu'à la manière dont la société fabrique et propage l'ignorance que Robert Proctor (université Stanford) a forgé, en 1992, ce mot saisissant : "Agnotologie." Cette "science de l'ignorance"était au centre d'un colloque qui s'est tenu du 30 mai au 1er juin, au Centre d'études interdisciplinaires de l'université de Bielefeld, dans le nord de l'Allemagne. Car, depuis la fin des années 2000, le terme imaginé par l'historien des sciences américain n'est plus seulement un néologisme : il recouvre une discipline aux confins de la philosophie, de la sociologie et de l'histoire des sciences. Une discipline dont l'objet est l'étude de l'ignorance elle-même, mais aussi des moyens mis en oeuvre pour la produire, la préserver et la propager.
Le projet peut sembler abstrait. Il traite au contraire de questions d'actualité qui surgissent lorsque la science s'invite dans la société. Bien souvent, lorsque des technologies sont contestées, lorsque certains produits se révèlent être nocifs ou dangereux, des mécanismes agnotologiques se mettent en place. Dans le cas de l'industrie américaine du tabac, la publicité donnée - dès les années 1950 - à des "études" trompeuses sur de supposés bienfaits de la cigarette est connue.
Mais d'autres manoeuvres sont plus contre-intuitives. "On le sait moins, mais les entreprises du tabac ont aussi subventionné, avec des sommes considérables, de la très bonne recherche biomédicale, dans des domaines comme la virologie, la génétique, l'immunologie, par exemple. Plusieurs Prix Nobel ont eu leurs travaux financés ainsi, explique Robert Proctor. Mais cette recherche n'était suscitée qu'à des fins de distraction. Il fallait documenter ce qui pouvait causer des maladies possiblement attribuables au tabac : lors des procès contre l'industrie, les avocats des industriels mettaient toujours en avant les risques viraux, les prédispositions familiales, etc., pour dédouaner la cigarette."
Augmenter le savoir disponible peut être, paradoxalement, une façon d'accroître l'ignorance du public. "De fait, ceux qui veulent produire de l'ignorance sur un sujet donné prônent généralement "plus de recherche", renchérit l'historien des sciences Peter Galison (université Harvard). Le fait que tous les points de détail ne soient pas résolus permet de donner l'illusion qu'il y a débat sur l'ensemble de la question. D'ailleurs, le slogan des néocréationnistes américains c'est : "Enseignez la controverse.""
Comment cette forme d'ignorance se propage-t-elle dans la société ? Les médias ont leur part de responsabilité. "Une idée de l'objectivité très ancrée dans les médias veut qu'une bonne présentation d'un sujet oppose systématiquement deux points de vue contradictoires, dit M. Galison. Mais, dans certains cas, ne pas choisir, c'est précisément faire un choix !"