Les soirées de l’équinoxe (5)

Par Montaigne0860

Il se penche vers elle pour lui faire la bise : spectacle pour les autres, il lui serre les épaules, tu comprends Serena, je t’aime, je t’ai toujours aimée, et elle pose furtivement le bout de ses phalanges sur sa poitrine, oh mon doux ami, mon tendre ami, si tu savais dans quoi je me suis fourrée ! Elle bat des paupières pour retenir ses larmes, le mouvement s’accélère, il lui lâche le haut du corps, la découvre enfin dans toute sa splendeur, robe rouge vif serrée à la taille, et s’il n’y avait la gravité des traits on pourrait penser à une petite fille grandie trop vite. Il lui sourit : tu es magnifique, dix mois, tu te rends compte, dix mois sans te voir ; elle a dominé les larmes qui lui venaient, reprend son souffle, appliquant sans doute une technique de cantatrice, et sa voix donne à entendre un « Bonjour !» presque chanté ; il y répond sans quitter son regard, même si les autres, le Baron, sa femme, assis dans leurs fauteuils, les suivent du coin de l’œil en faisant mine de s’entretenir.
Il interroge :
« Et… ? (Il imite le pianiste du bout des doigts)
- Non, non, il travaille, dit-elle. Il estime que deux jours de répétition, c’est un peu juste.
- Vous auriez pu venir plus tôt, intervient le Baron.
- Pour une pièce qui dure douze minutes à peine… faut pas exagérer… même si, cher Baron, je suis ravi d’être là. Ne vous méprenez pas ! »
On s’installe pour le thé ; une circulation de regards s’établit dans le silence, personne ne semble gêné, à tel point qu’Emma se risque à le souligner :
« Le silence est notre matériau premier, n’est-ce pas Serena, vous le dites si souvent.
- Oui, fait-elle, oui, oui. C’est que le temps à venir, celui du chant, n’est pas le même que celui de l’horloge. Chanter c’est tailler dans le temps.
- Vous dites la même chose dans vos « Vacillements dans l’espace de la langue », remarque le Baron en se tournant vers lui.
- Oui, oui. Cependant, ce que dit Serena est bien plus intéressant que mes divagations. Elle est d’une netteté parfaite, vous le savez bien. »
Le Baron confirme, dit pourtant le plaisir qu’il a eu à entendre de loin – du centre de la cour, précise-t-il – les « Vacillements » qu’il n’imaginait pas aussi rapides à la lecture de la partition.
« C’est un jeu, c’est un jeu, répond le musicien. À un instrument acrobatique, il n’est pas mauvais d’en demander encore davantage, c’est pourquoi je m’efforce d’accélérer sur mes propres indications. Il faut faire rendre gorge à la matière vibrante ! »
On sourit de la formulation ; le feu des paroles continue de brûler, regards et mots se chevauchent, les corps ont abandonné la pesanteur, comme s’ils étaient suspendus au-dessus de l’abîme du quotidien. Tandis que les trois autres, en un ballet que l’on croirait concerté, lèvent leur tasse pour les porter à la bouche, l’instrumentiste risque un mot :
« L’allègement, pourquoi éprouve-t-on soudain cet allègement ?
- Sur ces hauteurs, ose le Baron, sur ces hauteurs où nous nous tenons, entre ces murs fermes, nous ne touchons que le calme des jours et le nocturne apaisant.
- Nous sommes si loin ?
- Nous sommes loin de tout, confirme son hôte. À propos, je ne voudrais pas que cela vous angoisse outre mesure, mais pour les deux soirées prévues, le public sera entièrement composé – excusez le mot – de musiciens : cantatrices, chanteurs, instrumentistes, chefs d’orchestre, compositeurs. Nous fêtons les soirées de l’équinoxe ; c’est désormais une tradition bien ancrée. Nous avons une centaine d’habitués que nous répartissons sur les deux concerts… Ils se sont engagés à venir… Sauf la mort, aucun motif n’est toléré, ajoute-t-il en riant.
- Excusez-nous, intervient Serena, mais nous devons répéter. Mon mari nous appelle.
- Il vous appelle, comment le savez-vous ?
- Écoutez ! Ce sont les premiers accords du « Pâtre sur le Rocher ». Il les répète avec insistance, il nous attend.
- En effet, dit le clarinettiste en posant avec une précaution excessive sa tasse qui sonne comme une sourde protestation. Monsieur s’impatiente ! Excusez-nous ! »
Après avoir récupéré son instrument, il descend dans la cour pavée où il aperçoit sous la lumière du couchant la robe rouge qui se glisse par une porte fenêtre du bâtiment central. Il la suit de loin, traverse une vaste salle de réception qui donne au fond sur un auditorium. Le piano reprend rageusement ses questions insistantes : elle et lui vont y répondre en écho, puis en mélancolie et enfin dans la joie.