La décollation de Saint-Jean -1607, Le Caravage
Par quel mystère peut-on se passionner pour des peintres aussi éloignés que Poussin et Le Caravage ? Rien, dans la peinture elle-même ne les rapproche, ni dans la facture, la composition ou les thèmes abordés et, surtout pas dans ce qui fait qu’un tableau reste cloué en vous, un rêve ou un cauchemar figé, un éblouissement.
Ces derniers jours, comme des bribes de rêves ou de souvenirs escamotés, me revenaient des fragments de ce tableau du Caravage de la Cathédrale Saint-Jean à Malte : « La décollation de Saint-Jean Baptiste ». Et l’actualité n’est jamais loin se confondant avec ses restes d’épaves ou des monceaux de ruine, des têtes qu’il faut offrir à l’ivresse des foules et des témoins muets… Meurtre symbolique d’un politicien ou des dizaines de morts à la dérive…
Etrangement la composition de ce tableau n’a jamais, à ma connaissance, suscité de commentaires. Et pourtant la structuration elliptique qui prévalait alors, en particulier chez le Caravage, aurait voulu que la scène se concentrât sur le nœud du tableau, la ronde expressive des personnages qui, paradoxalement, se déporte sur sa partie inférieur gauche. Une arythmie pour le moins insolite qui isole la scène, la rend anecdotique quand la majeure partie de l’œuvre se réduit aux tonalités ocre d’un mur de prison et d’une fenêtre.
La scène illuminée, tragique, se donne bien sûr à voir : c’est ce que le spectateur retient. Tout semble se passer ici - profusion de personnages et de possibles, circulation du sens et du pathos. Et pourtant, le tableau se déploie surtout dans le silence terreux du décor : une prison avec à droite, une grille qui emprisonne l’espace. A droite, un miracle : Le cadre de ce qui serait un tableau qui renfermerait CEUX QUI VOIENT. Lumière contre lumière entre les spectateurs et les acteurs. Sauf que ce tableau est une fenêtre avec une grille. Picturalement, elle interdit ce passage entre le peintre et sa représentation qui est le rêve de tout peintre : rappelons-nous tous ces tableaux réalisés à partir des Ménines…
Une fenêtre qui n’a aucune justification, la scène se suffisant à elle-même. Mais elle inscrit le spectateur comme captif de l’écran, comme fasciné par ce qui se joue de l’autre côté. Toute une métaphore de ce qui se trame au sein de la peinture quand elle énonce les lois du spectacle.
Le Caravage réalisa cette œuvre alors que, condamné pour meurtre, il venait de s’enfuir de Rome. On peut donc supposer qu’il se place délibérément dans le cadre des prisonniers, des spectateurs. Ils sont deux : Le Caravage et nous-mêmes ? Ainsi la scène peut-elle se déporter sur la gauche comme si elle pouvait disparaitre de notre champ de vision car elle n’est que l’écume où bourreaux et victimes s’enlacent dans l’horreur. Ce qui reste c’est le regard du prisonnier, celui du peintre et de nous-mêmes : Pouvoir de l’ombre.