Les électeurs choisissent-ils réellement les candidats en fonction de leurs préférences politiques ? Pensent-ils vraiment «dire» quelque chose dans les urnes ? Et la politique du gouvernement est-elle légitime du fait qu’elle reflète la volonté du peuple ?
Par Adam Allouba (*), de Montréal, Québec
De toutes les platitudes énoncées à chaque nouvelle élection, peut-être aucune n’est plus sacrée que celle-ci : « Le peuple s’est exprimé. » On nous apprend très tôt que les électeurs votent en fonction de leur compréhension des programmes et des questions de société, et que les futurs vainqueurs emmagasinent, en quelque sorte, les désirs de l’électorat. Les politiques qu’ils adoptent sont légitimes parce qu’elles sont la mise en œuvre de la volonté populaire.
Bien entendu, cette histoire est évidemment fausse, et lorsqu’elle est étudiée en profondeur, presque personne ne la défend sérieusement. Et pourtant, tous ceux qui mettent en doute ouvertement la représentation officielle sont considérés comme des gens cyniques, pour ne pas dire grossiers. Donc, au nom des cyniques présents partout dans le monde, penchons-nous sur quelques questions de plus près. Les électeurs choisissent-ils réellement les candidats en fonction de leurs préférences politiques ? Pensent-ils vraiment «dire» quelque chose dans les urnes ? Et la politique du gouvernement est-elle légitime du fait qu’elle reflète la volonté du peuple ?
Décisions, décisions…
Le fait que les électeurs ont une faible conscience politique et une connaissance lacunaire des faits est suffisamment prouvé pour être incontestable. Quelques exemples : en 1997, 60% des Canadiens pensaient que les Autochtones étaient mieux lotis ou à peu près que les autres Canadiens, alors qu’en 2000, les deux tiers ne peuvaient placer le NPD ou l’Alliance canadienne sur le versant droite ou gauche du spectre politique. En 2001, Ottawa Citizen a révélé que seulement 17% d’entre nous pouvait passer l’examen de citoyenneté. En 2009, 51% des Canadiens croyaient que nos premiers ministres étaient élus directement.
Qu’est-ce qui influence les électeurs outre les questions de société ? Eh bien, une analyse des élections de 1987 dans l’Ontario a conclu que l’origine ethnique d’un candidat a eu un effet mesurable sur les tendances de vote. Une étude menée en Australie en 2009 a démontré que le fait d’avoir son nom en premier sur la liste des candidats, lors d’une élection, augmente d’un point le résultat, en pourcentage de vote. Il y a un mois, 51% des Canadiens ont déclaré qu’ils seraient prêts à voter pour un candidat avec qui ils aimeraient boire une bière. Enfin, comme l’a expliqué un chercheur en sciences politiques de l’Université York, dans un article récent,
« Une étude du comportement électoral au Canada [...] a montré qu’un peu moins de la moitié de ceux qui ont voté l’ont fait à cause de leurs opinions sur une question particulière. En approfondissant leur étude, les chercheurs ont montré qu’encore moins d’électeurs parvenaient à identifier un problème particulier susceptible d’avoir influencé leur vote, et qu’un plus petit nombre encore votait pour le parti dont la position leur convenait. »
Ce n’est pas exactement le genre de choses qui inspire confiance, n’est-ce pas ? Et pourtant l’idée que les électeurs informés choisissent leur candidat sur la base des politiques qu’ils croient générer les meilleurs résultats est l’une des pierres angulaires de légitimité de notre système.
Le peuple s’exprime… mais que dit-il ?
Une fois que les gens ont voté, comment doit-on interpréter les résultats ? Prenons les résultats de la 41ème élection générale du Canada : une majorité conservatrice, une opposition officielle du NPD, les libéraux en déroute et le Bloc québécois presque effacé. Qu’est-ce que les électeurs « expriment » ?
Certains suggèrent que les Canadiens en avaient assez d’un gouvernement minoritaire, par opposition à 2008 quand ils ont décidé qu’ils n’avaient pas assez confiance aux conservateurs. Le problème est que les votes pour les conservateurs ont augmenté de moins de deux points de pourcentage en 2011. Comment un signal de changement de si petite taille peut-il traduire un changement majeur dans les intentions ? En 2008, les conservateurs avaient à construire un consensus et travaillaient, à cet effet, avec les autres partis, tandis qu’en 2011, ils ont droit d’exercer un pouvoir sans contrôle… parce qu’ils ont ramassé une moyenne de moins de 2.000 votes par circonscription !
« Attendez une minute », dites-vous. « C’est juste parce que notre système électoral est archaïque ! Adoptez la représentation proportionnelle et vous obtiendrez une assemblée législative qui reflète vraiment la volonté populaire. » Bien que cela puisse sonner juste en théorie, en réalité, les résultats des élections en vertu de la représentation proportionnelle sont tout aussi impénétrables que dans notre système majoritaire uninominal à un tour actuel.
Pour l’illustrer, prenons la plus simple hypothèse : un parti centriste A remporte 40% des sièges. Un parti de droite B et un parti de gauche C gagnent chacun 30%. Laquelle des deux coalitions possibles est la « bonne » ? Bien sûr, la réponse est « ni l’une ni l’autre. » Quelle que soit l’administration adoptée, elle ne sera pas plus légitime que l’autre. Dans le vrai monde où la représentation proportionnelle permet, par sa capacité de décomposition, de faire gagner des sièges à des petits partis, il est encore plus difficile de glaner toute «intention» des électeurs. Pour prendre un exemple extrême, le gouvernement israélien est composé de pas moins de six partis (le parti en première place n’étant pas l’un d’eux) et un sur quatre des représentants élus siège au Cabinet. Si vous vous demandez si les Israéliens sont satisfaits de leurs politiciens, il y a six mois 88% d’entre eux ont désigné leur législateurs comme corrompus – ce qui n’est pas exactement une approbation enthousiaste.
Une autre alternative populaire est le scrutin à vote unique transférable, dans lequel les électeurs classent les candidats par ordre de préférence. Le candidat de dernière place est éliminé et ses voix «transférés» au second de la liste dans chaque bulletin où il figurait en tête de liste. Le processus se poursuit jusqu’à ce que quelqu’un ait une majorité. Bien qu’il semble intéressant, comme l’économiste Don Boudreaux l’a élégamment illustré, le vainqueur n’a pas besoin d’être le candidat le plus populaire. La raison en est que ceux qui ont supporté les candidats les moins populaires pourront avoir des choix alternatifs comptés. Pour la grande majorité des voix — en d’autres termes, ceux qui ont voté pour les candidats les plus populaires — seul le premier rang des choix compte. Cela signifie qu’une infime minorité choisit qui remporte la course parmi les candidats en tête. Cette solution est-elle bien meilleure que ce que nous connaissons maintenant ?
Plus fondamentalement, comment les électeurs peuvent « vouloir » une majorité ou une minorité, ou une coalition de partis X, Y et Z, ou un résultat particulier ? Il n’y a pas d’option sur le bulletin de vote, sous n’importe quel système : peu importe le parti pour lequel vous votez, vous votez pour élire leur candidat local (ou augmenter leur part de sièges, en vertu de la représentation proportionnelle). Il n’existe pas d’option comme: « un gouvernement conservateur, mais avec une minorité » ou « Jack Layton à Stornoway, mais pas au 24, Promenade Sussex » ou encore: « les libéraux à la troisième place, mais pas totalement rayé de la carte. »
Un groupe de la taille de l’électorat canadien, dont les membres ne se rencontreront jamais pour la plupart, ne peut s’engager dans quelque chose qui peut raisonnablement être appelé « prise de décision collective. » Le fait que l’agrégation de millions de votes individuels conduit à un gouvernement conservateur majoritaire, une opposition officielle du NPD, une perte historique pour les libéraux et la quasi-disparition du Bloc québécois n’est pas le résultat d’une décision consciente ou intentionnelle. Pour le dire autrement, cela aurait autant de sens que d’inférer que les conducteurs bloqués sur une autoroute « veulent » un embouteillage.
Au vainqueur revient le butin ?
Après les élections, la démocratie exige que jusqu’à ce que le prochain tour de scrutin vienne, nous acceptions toutes les décisions des législateurs comme légitimes. Après tout, ils ont été élus pour gouverner !
L’objection libertarienne est que les électeurs n’ont pas le droit d’utiliser la force coercitive sur les autres et n’ont donc aucun droit de déléguer ce pouvoir aux législateurs, qu’il y ait élections ou non. Si quelqu’un prend votre argent, il s’agit d’un voleur. S’il vous empêche de vaquer paisiblement à vos occupations quotidiennes, il s’agit d’un tyran ou d’un voyou. Dans les deux cas, est-ce un argument valable de prétendre que ce sont les autres, peu importe leur nombre, qui l’ont soutenu ou aidé dans ses actions. Comment expliquer le fait que placer son vote dans l’urne puisse, en quelque sorte, transformer un acte répréhensible en une sorte de noble entreprise ?
Certes, ce raisonnement ne mène nulle part avec la plupart des gens. Ils considèrent qu’ils ont consenti à des règles et donc acceptent les résultats. Tant mieux pour eux — mais que dire de ceux qui n’y ont pas consenti ? Comment pouvons-nous suspendre notre consentement ? Évidemment pas en refusant de participer, puisque, comme nous le savons tous, si vous ne votez pas, vous ne pouvez pas vous plaindre. Et si vous envisagez de rendre nul votre bulletin de vote, Élections Canada vous informe que c’est illégal… et vous fera utilement remarquer que vous pouvez toujours vous présenter aux élections vous-mêmes.
Il n’y a pas d’action positive à donner son consentement, de sorte qu’on ne peut pas simplement suspendre cette loi. Rappelez-vous les tumultes causés par les pratiques de Rogers Cable et ses facturations par défaut ? Les clients ont été outrés de ce que la société avec laquelle ils avaient choisi de faire affaire avait l’intention de leur facturer des services qu’ils n’avaient pas commandés, à moins qu’ils ne le déclarent préalablement. Et s’ils ne payaient pas, leur câble pouvaient être coupé ! Considérons maintenant l’État : nous n’en avons jamais rien demandé, il a simplement pris autorité sur nous à la naissance. Il nous facture tous les jours, sous peine d’emprisonnement, pour des services que nous n’avons pas ordonné et qui peuvent ne jamais être utilisés ou même avoir existé. Et malgré ce que vous pourriez dire, vous ne pouvez pas poliment lui faire savoir que vous préférez vous en tirer seul. Franchement, « l’approche Rogers » semble favorable, en comparaison.
La réponse clichée donnée à la position libertarienne est que si vous n’aimez pas l’organisation de votre pays, partez. Eh bien, d’une part, les obstacles juridiques à l’entrée — également connus sous le nom de restrictions à l’immigration — sont trop élevés, sans parler des énormes obstacles naturels à la circulation, comme les différences culturelles et la reconnaissance de l’expérience de travail. En outre, les systèmes juridiques ne changent pas beaucoup entre les pays développés, les taux d’imposition varient, la bureaucratie est plus ou moins sensible, mais les fondamentaux sont souvent très semblables.
Plus important encore, comment peut-on affirmer qu’en vivant quelque part nous avons accepté que d’autres en ces mêmes lieux peuvent recourir à la coercition contre nous ? Personne n’accepterait l’argument selon lequel un agresseur ou un cambrioleur a des droits sur la propriété de quelqu’un s’il marche dans une rue donnée ou s’il vit dans un quartier donné. De ce fait, de quel droit l’État peut-il faire une demande identique ?
Une meilleure voie
Notre argumentation n’est pas anti-démocratique. Churchill avait raison de souligner que la démocratie est le pire des systèmes, abstraction faite de tous les autres que nous avons essayés, et s’il doit y avoir des gens qui exercent un pouvoir de coercition, il est préférable qu’ils soient élus.
Mais, comme Bryan Caplan l’a expliqué dans The Myth of the Rational Voter, la véritable alternative à la démocratie sans restriction n’est pas l’autoritarisme, mais le fait de limiter le gouvernement. Nous ne devons pas accorder à n’importe quel groupe de personnes le pouvoir de décider comment nous devons vivre notre vie, indépendamment du fait qu’ils soient auto-désignés ou élus démocratiquement. Compte tenu de la façon dont les candidats gagnent des voix, étant donné toutes les difficultés de lecture des résultats électoraux, et étant donné l’impossibilité de ne pas consentir au pouvoir de l’État, ne devrions-nous pas préférer un système dans lequel aucun ne pourra nous forcer à vivre par d’autres règles que les nôtres, un système bien plus légitime et moralement acceptable que le maintien du statu quo ?
Jetons nos croyances en l’existence d’une « volonté du peuple » — une fiction si chérie qu’elle limite nos libertés individuelles –, ce qui serait un pas de plus sur la route longue et sinueuse qui mènera l’homme vers la liberté véritable.
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(*) Adam Allouba est un avocat d’affaires qui vit à Montréal. Il est diplômé en droit et en sciences politiques de l’Université McGill.
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Traduction de l’article The People Are Always Right? Freedom and the Ballot Box, Le Québécois Libre, n°289, Montreal, May 15
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