C’est un témoignage passionnant sur cette période, c’est aussi un travail méthodique, systématique, hyper-structuré en catégories et sous-catégories plutôt rigides et révélatrices. Mais le charme vient surtout des portes qui s’ouvrent derrière ces photos, des histoires qu’on se raconte : l’exemple le plus connu est celui autour des trois fermiers allant au bal, avec le livre de
Richard Powers, mais chacun de nous peut laisser aller son imagination.
Mais d’abord, c’est une série de personnages évidents qui sont présentés là, évidents car leur occupation, leur statut, leur place dans le monde sont indiqués immédiatement de manière symbolique, sans ambiguïté : l’habit fait le pasteur, l’enclume définit le forgeron, la mallette est l’attribut du colporteur, et les cheveux fous et le regard de braise signent le
Tsigane (VI/138) dans la pénombre. Tous ou presque sont typés de manière presque exagérée : LE chef d’orchestre, Wilhelm Furtwängler, a des cheveux électriques et LE peintre, Otto Dix, a des yeux perçants; quant au marchand d’art, Sam Salz, il a vraiment l’air d’un escroc…
Mais qui est donc cette
Révolutionnaire (1912) à l’air pourtant bien paisible, comme une douce grand-mère* ? Les laissés pour compte sont aussi répertoriés, débiles mentaux ou
Aveugles de naissance (VI/45, en haut), tous allégrement estampillés.
On admire, on admire, mais c’est avec les personnages qui sortent un peu du cadre de l’épure qu’on commence à vibrer , que l’imagination peut se débrider. Cette
Secrétaire à la radio (III/17), aux traits durs, à la coiffure de garçonne et au corps osseux dans une robe élégante, voyez comme elle nous regarde de manière provocante, la cigarette ostensible à la main. Affirme-t-elle sa différence ou son indépendance ? L’histoire de ses amours malheureuses semble prête à se dérouler devant nous pour peu que nous fixions son portrait suffisamment longtemps.
Et ces enfants orphelins auprès de leur père
Veuf (III/15), à peine plus grand qu’eux, si chauve, si triste, si épais, alors qu’eux sont mal fagotés et malingres sous leur tête rasée, ne sentons-nous pas tout le poids du monde sur leurs épaules ? Ainsi, laissant de côté de doctes réflexions sur l’histoire, le témoignage et la série, le spectateur peut trop aisément partir dans des divagations sentimentales au gré des portraits, des empathies, des projections.
Et voici donc le
Connaisseur d’art,
Karl With (IV/19), mi-assis, mi-debout, en mouvement, entre deux, un homme qui ne tient pas en place, un passeur. Il est vêtu d’une veste un peu froissée, le tissu tirant sur les boutons; sa chevelure, rejetée en arrière, n’est pas trop lisse, pas trop soignée. Sous le front immense, quels yeux vifs derrière ses lunettes rondes ! Peu importe vase, papiers, tampon-buvard, ce qui compte ici, ce sont ces yeux, ce regard acerbe et émerveillé, et cette posture entre-deux, jamais au repos. Est-ce cela un amateur d’art ?
Je suis resté longtemps devant lui.
* ou serait-ce une erreur d’étiquetage ?