Surtout j'avais renoncé à me présenter à l'auteur, seul derrière sa pile de livres, pour lui dire que je voulais bien discuter avec lui mais qu'il fallait qu'il attende avant que je ne le lise... Je savais bien pourtant que ce ne serait que partie remise et que je n'ignorerais pas longtemps son livre paru cette année.
En flânant chez Payot, à Lausanne, l'autre jour, au sommet d'une gondole, ce livre m'a en quelque sorte tendu les bras et je les ai saisis, sans vergogne, ne regrettant pas aujourd'hui ce geste compulsif, et bien conforme à ma vie faite d'engouements successifs, après avoir habité quelques heures ce livre à la bonne facture : c'est un bel objet et il est remarquablement écrit.
Un récital de musique classique a lieu dans le midi de la France, à La Roque d'Anthéron, le 25 juillet 2010. Une jeune Chinoise, Mei Jin, y interprète des oeuvres du répertoire européen. Deux critiques musicaux assistent à la représentation. Tous deux tiennent un blog et relatent ce qu'ils ont vu et entendu ce jour-là. L'un tire sur la pianiste, l'autre la porte aux nues.
Ces deux critiques signent chacun d'un pseudonyme. Tous deux rivalisent de connaissances techniques sur le sujet. Celui qui porte aux nues l'interprète adopte un ton sérieux et docte. Celui qui tire sur elle se veut volontiers potache et séditieux. Dans un premier temps ils ignorent chacun ce qu'écrit l'autre. Mais, sur Internet, il est rare d'ignorer longtemps ceux qui s'expriment sur un même sujet.
Aussi, dès que chacun apprend ce qu'écrit l'autre sur la jeune Chinoise au joli minois, les deux critiques s'invectivent-ils d'abord publiquement, d'un blog à l'autre, puis dans un échange de courriels privés, où ils passent rapidement des arguments techniques aux coups bas, aux attaques ad hominem, de préférence en dessous de la ceinture.
Au fil de cette bagarre faite de bons et de mauvais mots, on apprend que l'un fut le maître de l'autre et que, en tant qu'aîné, il ne supporte pas que le cadet se regimbe, veuille lui en remontrer. A l'issue de cette lutte homérique, au cours de laquelle deux styles étincelants et bien différents s'affrontent, un dénouement inattendu se produit qui permettra aux belligérants de vider leur querelle de sa substance.
Il ne faut pas se laisser impressionner par la culture musicale de l'auteur, si, comme moi, l'on n'est qu'un amateur mal éclairé de l'art dont Euterpe est la muse. Le propos de l'auteur n'est pas en effet d'en faire étalage, mais de débattre de l'aura de la musique occidentale sur l'orient et de montrer que les critiques sont des hommes comme les autres avec leurs travers et leurs défauts et que les conflits entre générations finissent par se résoudre quand chacun accepte de faire la part des choses.
Au fond c'est très intelligent, très moral et très réconfortant.
Francis Richard