Le Rouge Et Le Noir, d'après Stendhal
Les Misérables, d'après Victor Hugo
studio Variety Art Works
East Press, 2008-2009 - Soleil, Mai 2011
200 pages chaque volume
Classiques pour tous?
Est-il nécessaire de vous proposer un synopsis de ces deux grands classiques, lectures souvent obligatoires au collège ou au lycée, et qui font partie de notre patrimoine au même titre que Madame Bovary ou Le Père Goriot ? Ah, que n'avons-nous pas transpiré à les étudier, en extraits ou en intégrale, à un âge ou même Camus et Malraux nous paraissaient préhistoriques, et où la simple idée de nous voir imposer nos choix de lecture était en soi le meilleur moyen de nous en dégoûter. Même votre serviteur, qui passait des heures à lire dans sa chambre, de tout pourvu que ce ne soit pas au programme, en avait conçu un rejet absolu. Prémonitoire, j'avais fait un esclandre en cours de français (où j'obtenais mes meilleures notes), à l'occasion d'un exposé sur la bande dessinée qui avait exaspéré ma prof et emmerdé mes camarades (j'étais déjà beaucoup trop long), en proclamant du haut de mes 14 ans "votre Stendhal, là, je le lirai quand il sera adapté en BD !" Plus de 25 ans après, ce n'est pas sans un une certaine jubilation que je repense à ce petit con qui croyait tout savoir, et qui toute prétention mise à part, avait malgré tout raison, puisqu'enfin, la prédiction s'est réalisée.
De gauche à droite : l'original nippon, les visuels temporaires et le design final.
La surprise, c'est que c'est à ma récente passion pour le manga que je dois cette redécouverte. C'est un éditeur japonais, East Press, qui a commencé il y a quelques années cette collection, Manga de Dokuha, littéralement "lire grâce au manga", consistant à proposer au lecteur de manga des adaptations dessinées des grands classiques de la littérature (Dante, Shakespeare, Cervantes, Tolstoï...) y compris japonaise (Akutagawa, Soseki), et de l'histoire des idées (Confucius, Machiavel, Darwin, Freud...). L'originalité de ce projet réside notamment dans le mode de production : chaque volume est le produit d'un studio, Variety Art Works, collectif de mangakas dont aucun nom n'est mis en avant. La distribution est également inhabituelle (en tous cas pour nous, lecteurs occidentaux) : les volumes sont principalement vendus en combini, principalement du réseau 7 Eleven (et également en ligne, chez ebookjapan.jp). L'initiative remporte assez de succès pour se poursuivre, d'autres titres sont attendus, mais reste modeste : les ventes plafonnent à une moyenne de 35.000 exemplaires, le pic des 45.000 ventes ayant été atteint avec l'adaptation de... Mein Kampf (édition qui ne risque pas de venir chez nous).
En France, c'est Soleil qui a obtenu la licence, et la publication en ballon d'essai du Capital, de Marx & Engels, a reçu un accueil suffisamment favorable pour que le Manifeste du Parti Communiste soit en cours de traduction. Je dois ce mini-scoop à une conversation fortuite, chez mon libraire habituel, avec un commercial de chez Hachette, qui distribue Soleil et Delcourt, entre autres. Sortis ce mois de mai 2011, Le Rouge Et Le Noir, et les Misérables, sont les deux premiers titres littéraires de cette collection "classiques" de chez Soleil. Je n'ai pas d'infos, par-contre, sur les prochaines parutions "littéraires". Personnellement je serais assez tenté par des traductions de Dr Jeckyll & Mr. Hyde, La Guerre Des Mondes et Moby Dick. Si par un hasard hautement improbable un responsable de Soleil lisait ces lignes...
Ce que j'en pense :
Autant le dire tout de suite : les deux volumes ne sont pas de la même qualité. Hélas. Cela se voit d'ailleurs dès la couverture.
Le Rouge Et Le Noir se constitue de deux parties, chacune centrée sur la relation de Sorel avec une femme : Madame de Renal d'abord, Mathilde de la Mole ensuite. Le Rouge Et Le Noir est donc à la fois un roman social et historique (chronique de la Restauration monarchique), un roman d'amour (Julien Sorel dans les affres de la passion pour les deux femmes) et un roman psychologique (l'histoire est racontée à travers les pensées des principaux protagonistes). C'est un roman à la fois très beau (l'amour qui transcende tout, et qui naît là où on ne l'attend pas) et très pessimiste. Car comme Stendhal le dit à travers Sorel, à l'approche du dénouement : "J’ai aimé la vérité… Où est-elle ?… Partout hypocrisie, ou du moins charlatanisme, même chez les plus vertueux, même chez les plus grands" ; et ses lèvres prirent l’expression du dégoût… "Non, l’homme ne peut pas se fier à l’homme."
L'adaptation manga est très réussie. Bien sûr, comme Soleil le rappelle en frontispice, il ne faut pas en attendre un substitut du texte original (même si le gamin de 14 ans en moi est tenté de le croire), et le but est d'inciter à redécouvrir le roman. Je dois admettre que de ce point de vue, l'objectif est atteint : l'envie de me racheter le livre de Stendhal me démange plutôt. La raison de cette réussite se situe, je pense, dans le traitement très shojo de l'histoire de Julien Sorel. En mettant l'accent sur les passions amoureuses, au détriment de l'aspect politique et social, et en prenant même des libertés avec le texte (libertés qui sont signalées en note par l'éditeur), le manga est finalement très cohérent, et ne souffre pas de sa réduction à 200 pages dessinées. Le dessin, bien que relativement impersonnel, est très agréable, avec un soin accordé aux détails, aux décors, aux visages. Les affres de la passion sont traitées à travers les codes du shojo, sans exagération, et j'ai été surpris de tourner les pages avec plaisir.
Je ne peux, malheureusement, pas en dire autant des Misérables. Là, je serai très court : si Le Rouge Et Le Noir bénéficie d'un traitement de qualité, l'adaptation de l'oeuvre de Hugo m'est franchement apparue comme bâclée, aussi bien dans la mise en scène que dans le dessin (voir plus bas). Il est vrai qu'une adaptation des Misérables ressemble à la quadrature du cercle : alors que le Le Rouge Et Le Noir, centré sur quelques personnages et sur leurs émotions, se prête assez bien à l'adaptation dessinée, pour l'oeuvre d'Hugo par-contre, trop d'évènements, de rebondissements, de personnages, auraient nécessité au moins deux volumes. Mais surtout, le dessin laisse à désirer. Certains personnages et décors sont tout simplement indignes. D'une page à l'autre, d'une case à l'autre, parfois dans une même case, le trait hésite entre le correct et le grossier, et j'en ai été grandement agacé. Comme je le dis plus haut, même la comparaison entre les couvertures des deux mangas le prouve. Hugo ne méritait pas ça. Et si je ne l'avais pas déjà lu, le résultat serait sans appel : aucune envie d'aller au texte original.
En conclusion :
La parution simultanée de ces deux volumes, probablement choisis par Soleil en raison de leur popularité chez nous, illustre les qualités et les limites d'une telle entreprise. Adapter en manga des textes aussi imposants, dans tous les sens du terme, nécessite un parti-pris artistique, quitte à "trahir" gentiment l'original. C'est ce que réussit très bien à faire Le Rouge Et Le Noir, et ce que ne parvient pas à réaliser Les Misérables. En adoptant discrètement les codes du shojo, et en apportant un soin approprié à la réalisation technique et graphique, Le Rouge Et Le Noir réussit à intéresser le newbie, et je le conseille à tous, intéressés ou non par les classiques littéraires : le résultat va bien au-delà d'une simple adaptation, et propose un vrai plaisir de lecture. Comme il y a fort à parier que de telles variations de qualité se retrouvent parmi tous les autres titres du catalogue Manga de Dokuha, j'espère que Soleil saura faire un tri a priori, et ne se contentera pas de miser sur la notoriété de l'oeuvre originale. En attendant, lisez le Capital et le Rouge et le Noir. Après, vous faites ce que vous voulez, bien sûr.
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