Quand l’appareil s’incline pour se poser sur le piton où se dressent derrière les bâtiments les trois tours du château, il est repris par un malaise malgré la vue sur la rivière qui sinue au milieu des forêts, splendeur coupée de falaises grises et blanches que le soleil fait scintiller comme des miroirs naturels. « N’ayez pas peur ! clame le pilote, j’ai déjà fait ça mille fois ! », et l’hélicoptère se pose sur la prairie. Il lui faut quelques pas pour s’assurer qu’il est revenu sur terre ; le Baron fourrage dans la cabine tandis que, clarinettes à bout de bras (« Laissez vos bagages, on s’en occupera », a dit le Baron), il avance seul vers l’entrée du château qui lui paraît gigantesque. Les pierres bleues et noires, les toits de lauzes comme lavés de la veille donnent à la cour d’entrée l’impression d’un décor dans lequel les ombres des tours taillent des rectangles gris : le regard s’y pose avec reconnaissance, tant le soleil arrose déjà violemment les pavés. Il pose les boîtes d’instruments sur un banc à sa droite ; il admire le U formé par le château dressé sur un étage : cytises, buis, érables rouges et même quelques orangers dans des caisses se disséminent autour des entrées. Au loin une cloche souligne le silence total qu’il aime tant ; la solitude entourée des gouffres le ramène à une musique fraîche ; il pense un moment que les échos de la Vézère montent au long des pentes pour le saluer, et souriant, il s’installe sur le banc, surprend des frôlements d’ailes, le vent peut-être, un roucoulement au loin ; à sa grande surprise les faîtes s’animent et d’un coup des dizaines d’oiseaux s’envolent en même temps comme si le toit se défaisait de ses pierres artistement posées. Roquegente au silence parfait est un lieu de musique où rien en peut arriver que des bruissements bienvenus, minuscules appels qui soulignent l’immobilité de l’ensemble dressé dans le grave du temps. Il se saisit d’une branche qui lui effleure l’épaule; il se retourne, contemple l’arbre inconnu de lui, se lève, l’examine, on dirait que les feuilles sont autant de mains; tordu à l’horizontale, il dispense une ombre froide, le vert bascule dans les nuances bleues, c’est une eau suspendue, une énigme. Il se voit, égoïste et clos, dans sa province lointaine, penché sur le papier à musique décrivant la présence de cet arbre dont il capte les échos visuels qui se feront sonores, solitude interrogative où le froid se réfugie sous la fierté d’un tronc que les arpèges dessineront ; le rythme s’accélèrera pour figurer les ornements découpés des feuilles à cinq doigts; à la fin des fruits (quels fruits?) paraîtront en petits groupes de notes vifs, entrecoupés de silences rythmés par cinq secondes de pause.
«C’est un figuier! Bonjour Monsieur le clarinettiste!» La voix est légère, timbrée à la bonne distance, issue de la croisée ouverte au rez de chaussée; c’est un visage encadré de cheveux roux qui lui fait des mines, il s’approche, salue, on se serre la main par la fenêtre au-dessus des premiers boutons de roses.
«On dit qu’il a un demi siècle, ajoute-t-elle… Vous avez fait bon voyage?
- Un rêve! (Il la juge belle comme un matin de printemps)
- Vous n’avez pas peur de cet engin?»
Elle désigne l’endroit où l’appareil s’est posé. Il fait non de la tête. Elle le remercie d’être venu, confie qu’elle est l’épouse du Baron.
«Ah, la cantatrice!», dit-il. Elle avoue qu’elle a en effet l’honneur d’être l’élève de Serena :
«Vous savez, elle est là! Quelle joie pour moi! (Silence). Oh, pendant que nous sommes seuls, dites-moi ce que vous en pensez, vous qui la connaissez: je la trouve marquée, triste, cela ne lui ressemble pas. Permettez moi de vous solliciter ainsi, je suis tellement inquiète : ce Marcato (nouveau silence)… euh, comment dire, ce Marcato, c’est la mort n’est-ce pas ? Il est atroce, je n’arrive pas à le regarder en face.
- Moi non plus!
- Nous en reparlerons. Je vous remercie de votre franchise.
- Moi aussi. Je n’aurais jamais osé vous en parler, vous faites bien, je vous remercie également. »
Il se demande si, debout dans la même pièce, ils ne se seraient pas serré les épaules du bout des doigts pour s’encourager, les yeux dans les yeux.
Le Baron survient en baissant la tête pour éviter les branches du figuier:
« Je vois que les présentations sont faites, dit-il. Emma, peux-tu s’il te plaît indiquer la pièce où notre clarinettiste va habiter ? À ce propos, si vous voulez rester quelques jours, faites comme chez vous.
- Je vous remercie, ce sera avec joie, tout est si beau ici… tout est tellement harmonieux.
- Ravi que ça vous plaise ! Euh…je m’en vais m’occuper des chevaux. On se retrouve tout à l’heure pour le thé ou ce qui vous plaira.
- Avec grand plaisir ! »
L’apparition s’avance vers lui: port de tête, taches de rousseur, on dirait qu’elle danse, vêtue d’une robe d’un bleu vert qui rehausse son regard émeraude. Il détourne les yeux pour reprendre ses clarinettes laissées sur le banc et la suit. Elle lui confie les clefs, désignant le deuxième porche à droite, salon numéro 13.
« Vous n’êtes pas superstitieux ? » suggère-t-elle en riant. Il secoue la tête en la fixant dans les yeux, murmure : « Non, bien sûr ! ».
Elle lui dit de faire comme chez lui, de ne pas hésiter, lui souhaite une bonne installation. Elle ajoute en s’éloignant :
« N’hésitez pas à jouer de votre instrument à toute heure. Ici, c’est la musique qui manque le plus ! Ça ne gêne personne! Surtout pas nous ! »
Elle rit discrètement, remet en place une mèche de ses cheveux roux plus longs qu’il ne l’avait cru ; la pince griffe sans doute qu’à l’instant elle remet en place. Après un rapide coup d’œil circulaire dans l’entrée, il monte à l’étage et tombe sur le salon 13 en haut des marches. L’ensemble lui coupe le souffle: c’est un vrai salon, entièrement habillé de rouge, sofa, fauteuils, tapisseries ; il avise un pupitre en noyer, sorte de solide lutrin réglable, ouvragé main. La baie donne sur le levant, les rayons du soleil partent en oblique devant lui, pluie de lumière ocre qui désigne fermement la vallée en contre-bas, loin, très loin, et lui rappelle un court instant l’arrivée en hélicoptère, sans le frisson. L’extrême tendresse du vert nouveau ne l’avait pas frappé avec autant de grâce; les mille étagements des arbres sur les monts respirent un bonheur cru. Quel soulagement, quelle paix ! Il ne s’étonne pas de retrouver ses bagages sur le lit de la chambre attenante, où se dresse également une table. Machinalement, il ouvre un tiroir et découvre quantité de feuilles de papier à musique. Il s’assied, sort son crayon, s’apprête à noter le chant du figuier, puis secoue la tête ; il ouvre la valise, prend soin de tout mettre à sa place, garnit les étagères d’une salle de bain aussi vaste que le salon ! Assis dans un fauteuil, perdu dans la contemplation des lointains, il songe après quelques minutes de stupeur, où ses doigts articulent dans le vide des notes serrées, qu’il aurait quand même préféré davantage de sobriété, pensée qu’il refuse d’explorer plus avant ; il lui tarde de retrouver Serena. Pour s’emparer de l’espace, il monte une clarinette, celle en la, et après quelques échauffements divers, joue assis le mouvement lent du quintette de Mozart. Une fois sa présence affirmée, il se lève, échange son instrument contre une clarinette si bémol et attaque ses Vacillements dans l’espace de la langue.