11 septembre 2001 : les tours du World Trade Center s'écroulent. Cela se passe quasiment en direct à la télévision sauf que les images que chacun retiendra de l'événement, celles qui vont structurer l'imaginaire collectif, ce sont les vidéos amateurs tournées sur le moment et qui seront rediffusées en boucle. Des gens comme vous et moi qui se trouvaient là par hasard avec leur caméscope à filmer et qui, soudain, sont pris dans la catastrophe. Des bruits monstrueux de fracas, des "Oh, my god !", des mouvements brusques de caméra, des tremblements, des gens qui courent, les filmeurs eux-mêmes qui se mettent à courir tout en continuant de filmer, essayant de comprendre ce qui se passe en zoomant ou dézoomant, en faisant quelques commentaires comme s'ils étaient une voix off, mais pris dans la tempête et dans le torrent sans aucun recul.
Ce sont ces images-là que nous avons tous en tête, suite à l'événement apocalyptique paradigmatique de ce début de XXIe siècle. Et ce sont ces images qui hantent Cloverfield, un film catastrophe d'un genre nouveau.
Il a beaucoup été dit, au moment du 11 septembre, que ce qui s'était passé avait déjà été anticipé des dizaines et des dizaines de fois dans les films catastrophes hollywoodiens. Certes, mais cela avait été anticipé de façon cinématographique. Qu'est-ce que cela veut dire, cinématographique ? Cela veut dire d'abord que les films étaient réalisés en cinémascope, bref que la qualité d'image était impeccable ; cela veut dire ensuite que, même si des "héros" étaient mis en exergue et suivis de près, la mise en scène s'attachait aux plans très larges, surplombants, englobants, permettant au spectateur de prendre de la hauteur sur l'événement, de l'embrasser globalement un peu comme lorsqu'on embrasse un paysage du haut d'un point de vue panoramique. Cela créait donc une distance totale par rapport aux protagonistes de la catastrophe qui, eux, étaient pris par définition dans le marasme et n'avaient pas ce recul. Plus encore, la réalisation de ces films était soignée, le montage propre, bref nous nous placions dans un récit narrativement et esthétiquement maîtrisé, ce qui créait un décalage bien compris entre la réalité et la fiction.
Or Cloverfield rompt avec cette tradition, précisément en tirant la leçon esthétique des images du 11 septembre. Il n'y a donc pas, au sens propre, de réalisation. De même qu'il n'y a pas, au sens propre, d'esthétique. Pourquoi ? Tout simplement parce que le film que nous voyons se dérouler, n'est autre que le film amateur d'un inconnu "comme vous et moi". Cet inconnu filmait une soirée à New-York, tout se passait le mieux du monde, tout était cool, et soudain la catastrophe se produit. A partir de là, nous sommes littéralement embarqués avec cet inconnu. Nous n'en savons ni plus, ni moins que lui (ou plutôt que sa caméra vidéo). Et nous n'en saurons jamais ni plus, ni moins.
Cela donne un film d'une intensité dramatique, d'une sécheresse et d'une violence, que l'on avait rarement vues au cinéma. Car le sentiment de "réalisme" est évidemment total (malgré le fait que, de toute évidence, New-York est attaquée et détruite par une bête monstrueuse de type Gozilla et que cela n'a aucune crédibilité).
Cloverfield est en fait complètement paradoxal : il pourrait être comparé à un tour de manège, un tour de "grand huit". Hop, nous prenons notre ticket et, pendant une heure et demie, nous en prenons plein la tronche, ça bouge et ça crie dans tous les sens, ça produit sur nous un impact émotionnel énorme. Considéré à ce premier degré, le film est éminemment frontal et primaire, spectaculaire et bluffant.
Et pourtant. Cloverfield ne cesse de faire réfléchir le spectateur pendant toute sa durée, ce qui va complètement à l'opposée du sentiment éprouvé par lui que tout va très vite et qu'il ne maîtrise rien. Il le fait réfléchir sur le statut des images bien sûr, mais il le fait aussi réfléchir sur le temps, la durée, le bref et le long terme.
Cette tension entre deux mouvements contraires est parfaitement maîtrisée et, de ce point de vue, il faut reconnaître que le film est une réussite. Cloverfield a le mérite de nous rappeler deux choses qui sont certes évidentes mais que l'on formalise parfois mal :
1/ certains événements peuvent, individuellement et/ou collectivement, bouleverser le cours de notre vie. Mais, quelques secondes encore avant qu'ils se produisent, nous n'en avions aucune conscience, nous ne nous y attendions pas. Avec le recul, une fois que la catastrophe est en cours ou qu'elle est terminée, nous mesurons la chance que nous avions alors et dont nous ne nous rendions pas compte, nous sommes saisis par cette mélancolie et cette nostalgie pour "l'avant", pour ce paradis qui, par définition, est irrémédiablement perdu. La chose la plus banale ou prosaïque est alors idéalisée, nous comprenons à quel point elle nous était précieuse mais il est trop tard.
2/ certains événements sont tellement énormes et brutaux qu'ils ne sont pas immédiatement compris. Cela est d'ailleurs généralement vrai de tout phénomène : c'est le recul des jours, des semaines, des mois, des années, qui nous permet de l'insérer dans une durée et dans une espèce de "logique". Ce qu'en fait on appelle "l'histoire". L'événement lui-même, lorsqu'il se produit, n'est soumis à aucune interprétation, il se contente de se produire et c'est cette "idiotie du réel" (comme dirait Clément Rosset) qui nous saisit et nous frappe.
Du pourquoi, dans Cloverfield, nous ne saurons rien. De l'issue, non plus. C'est au fond cela le plus fort : le mystère reste entier. Mais le film amateur joue finalement le rôle de l'archive : il s'adresse aux survivants qui, eux, feront de ce film amateur un objet (parmi d'autres) de "l'histoire".
On le voit, ce film est assez novateur. Il s'inscrit néanmoins dans une lignée : celle du film documentaire post-11 septembre tout d'abord, je l'ai suffisamment souligné. Mais aussi dans la lignée d'un film qui, comme lui, avait permis un renouvellement de genre : Le projet Blair Witch (ou comment le film documentaire contaminait le film d'horreur).
Deux autres oeuvres cinématographiques récentes me semblent également à mettre en parallèle avec Cloverfield : d'abord The Descent, un film d'horreur absolument monstrueux et que je recommande fortement à mes lecteurs. Même impression de réalisme saisissant, même sécheresse, même intervention du "surnaturel" dans un contexte qui pourtant ne semble pas du tout s'y prêter. La deuxième oeuvre, c'est évidemment le film coréen The Host, qui mettait lui aussi en scène une créature monstrueuse dévastant tout sur son passage et que même l'armée ne parvenait à arrêter. Sauf qu'il restait classique dans sa façon de filmer et qu'il se clôturait avec une fin en bonne et due forme.
Encore une fois la culture populaire américaine parvient à produire un objet filmique extrêmement intéressant, beaucoup plus réflexif qu'il n'y paraît, qui nous rappelle la chose suivante : le cinéma est souvent contaminé par le réel.