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Le gendarme et l’écolier indigène. (en hommage à notre lutte pour l’indépendance)

Publié le 02 juin 2011 par Naceur Ben Cheikh

Le gendarme et l’écolier indigène. (en hommage à notre lutte pour l’indépendance)
« Faut-il que je m’en souvienne » écrit Guillaume dans sa « chanson » de  « mal aimé ». Ce grand poète dont l’heure a sonné avant que son temps ne passe, s’était rendu compte, relativement tôt, qu’il ne pouvait être l’égal des dieux qui l’inspirent qu’en   résidant dans le corps de la langue. En écriture, comme en peinture, les mots et les figures ne peuvent devenir des lieux d’émergence de sens et de vérité qu’à partir du moment où, par le truchement de l’art, on les fait résonner de l’écho incertain de leur densité propre, bien au-delà ou en-deçà des choses qu’elles semblent signifier.
(Kouda, le 31.12.2009)

La maison de mon enfance se trouvait au bout du village, à la limite de la forêt. Je n’ai jamais cherché à savoir quand est-ce qu’elle a poussé sur « les bords poudreux de cette ancienne piste ». Située à la lisière de l’oliveraie, elle en annonçait le mystère et participait de ces lieux de passage qu’on ne peut délimiter sans réduire à un terrain vague. Comme le sont, ces étendues sans cultures ni construction, ces zones tampons, séparant les communes des agglomérations voisines, aussi vieilles les unes que les autres et dont l’organisation spatiale porte encore la trace du cadastre romain de l’antique Bysacène.

La maison de mon enfance comprenait une chambre unique donnant sur une cour en terre battue dont le muret de clôture comportait deux larges brèches qui y ont été « aménagées », pendant la seconde guerre, par les troupes allemandes. Ces dernières avaient pris notre jardin abandonné pour un terrain de « campagne » et l’avaient transformé, pour un temps, en lieu de campement. Ce passage des hommes du Maréchal Rommel, par notre oliveraie, allait laisser d’autres marques, qui, bien au-delà de son  caractère militaire, témoignent de l’importance qu’il a eue dans la vie des membres de ma famille.
Ma mère en avait gardé une admiration discrète pour ces soldats aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Confirmant ainsi, l’effet de séduction qu’a eu sur les femmes de son âge, la beauté exotique de ces jeunes représentants de la « race germanique ». Un effet dont on a pu entendre l’écho jusque dans les paroles de cette chanson du répertoire des troupes de musiciennes traditionnelles et dans laquelle les « machtats » disent, en termes de nostalgie, leur sentiment d’abandon après le départ définitif de    « l’Almani » de l’Afrikakorps. L’ainé de mes oncles maternels, quant à lui, le passage de l’armée allemande dans notre jardin, lui coutera tout simplement la vie. Jeune activiste du NéoDestour, il a été arrêté, après « la libération » et mort en prison, pour collaboration avec l’ennemi, accédant ainsi, au titre de « Chahid » dont la Nation reconnaissante le gratifiera, plus de vingt ans plus tard. Lors du transfert de ses restes, du carré familial à celui des Martyrs, on avait confié à ma mère le soin de les récupérer dans un drap blanc et elle en avait profité pour y joindre celles de ma grand-mère, en la faisant accéder, elle aussi, à cet espace symbolique, lieu de passage certain au Paradis d’Allah et transformant, par la même, la mère qu’elle était en « fille de son fils », tout comme Fatima, la fille du Prophète est, aux yeux   de Hallaj, « la mère de son père ».

Ce marquage des êtres, par celui du sol, dont il est question dans ce transfert des restes de mon oncle et de ma grand mère d’un espace commun à un autre plus noble, me fait penser que cela n’a pas été toujours ainsi quant aux rapports d’identification fusionnelle à travers lesquels les ancêtres signifiaient leur attachement indéfectible à la terre qui les a vus naître. Depuis les temps immémoriaux, les hommes, dans ces contrées du Nord de l’Afrique, projettent leurs corps sur la terre qu’ils habitent, et désignent ses proéminences par des toponymes qui vous font identifier un monticule de terre à un    « adham » (os) et une chaine de montagne à un « Dhahr » (dos) et emmaillotaient le nouveau né aves des gerbes de céréales avant de poser son corps par terre pour marquer  l’un après l’autre les  quatre coins du champ familial.  Que cette vieille terre des bords de la Méditerranée ait été considérée par beaucoup, comme lieu de passage, objet de conquêtes successives à travers ses trois milles ans d’histoire au cours desquels elle a vu défiler des armées étrangères d’origines diverses pourrait, paradoxalement, expliquer le sentiment profond que j’éprouve de mon appartenance à mon pays et qui me permet même de donner à cet ancrage dans le sol qui m’a vu naître des dimensions mythiques.
Mythique s’entend ici en termes d’invite au rêve et à la libération de nos facultés imaginatives, productrices de réalités toujours renouvelées. L’amour de la patrie, comme tout amour, s’exprime d’abord dans l’activité d’interprétation créatrice de l’aimé. Celui qui fait naître en nous le désir de faire témoigner les choses, autant que les hommes, de la présence de l’énigme dans les objets les plus quotidiens. Pour peu que l’on prenne la peine de les percevoir à travers leurs modes d’inscription dans notre  existence, nécessairement plurielle.
C’est surtout de mon propre témoignage qu’il s’agit ici. Et ce, par l’évocation des souvenirs de l’enfant que j’étais et dont j’ai toujours essayé de préserver en moi l’optimisme radical. Peut-être sur fond d’inconscience des dangers réels ou supposés que j’ai pu traverser sans les voir.

En cette période de troubles et de lutte pour l’Indépendance, l’école franco-arabe de Kouda avait comme directeur un français, originaire d’Arcachon. Monsieur Dagréou avait un sens très élevé de sa mission d’éducateur et était l’exemple même de l’instituteur de la Troisième République. Sa volonté d’intégration active, dénuée de toute approche exotique, à notre société villageoise et semi rurale, donnait, aux yeux de mes parents, un sens à cette différence que mon père, pourtant illettré, introduisait entre le français de France qu’il qualifiait de « hourr », qui signifie à la fois «libre» et «authentique», et le français de Tunisie qu’il identifiait au colon.
C’est dire aussi qu’en ces temps là, les enfants des écoles, s’occupaient, eux aussi, de politique. Surtout ceux du cours supérieur, qui n’hésitaient pas à former des piquets de grève pour interdire aux plus petits, dont je faisais partie, l’accès à l’école, sous le regard indulgent de Monsieur Dagréou qui faisait semblant de ne rien voir. C’était à un moment où durant plusieurs jours, on avait organisé des manifestations, dans la cour, en criant « A bas Paye ! », sans comprendre vraiment ce dont il s’agissait. Nous avions eu droit, à l’occasion, à la visite de deux motards armés, venus voir notre directeur qui, parait-il leur signifia qu’il n’avait nullement besoin de leur service. En bon français libre, Jean Dagréou, avait eu droit, après l’Indépendance, à figurer, parmi les anciens militants et les notables du village, à la tribune présidentielle, lors de la visite que   Bourguiba avait effectuée à Kouda .

La maison de mon enfance était située au croisement d’un chemin de campagne, liant notre village au village voisin de l’Est, avec la route asphaltée, au bord de laquelle sont rivées trois vieilles bourgades du Sahel du Nord, qu’elle attache à l’antique Hadrumète.
C’était l’hiver de l’année 1954. La saison de cueillette des olives battait soin plein. Ce jour là, les écoliers de Kouda comme ceux d’El Hammam et d’El Kalaa étaient dispensés de classe. Le Résident Général de France à Tunis, Pierre Boyer de la Tour était en tournée dans la région et devait au cours de la matinée, se rendre en visite dans les trois villages. Tôt le matin, j’avais remarqué la présence devant l’entrée de notre jardin de deux gendarmes qui ne semblaient pas préoccupés outre mesure de l’évènement qui, pourtant, expliquait leur présence, peu habituelle, sur cette route secondaire, située dans une zone quasi urbaine. Comme j’étais là à les regarder, l’un d’eux s’adressa à moi pour me demander si je comprenais le Français. Je ne me souviens plus de ce qu’ils m’avaient dit après qu’à travers ma réponse, ils avaient constaté que je parlais bien leur langue. Mais le fait est qu’ils m’avaient pris en sympathie et profitant du passage du marchand de nougat, l’un d’eux sortit de sa poche une pièce de cent francs et acheta un gros morceau de ces friandises qu’il me mit dans les mains, sans remarquer que j’avais esquissé auparavant un signe de refus. J’avais alors conclu que pour gendarmes qu’ils étaient, j’avais à faire à des français de France et non pas à des colons et qu’il existait, parmi les agents de l’Ordre coloniale des personnes aussi bien intentionnées à notre égard que l’était Monsieur Dagréou.
Mais ce que je devais comprendre quelques instants plus tard, après le passage du cortège du résident général, tout enfoncé dans une voiture décapotable et en tenue militaire bariolée de décorations, me laissa pour le moins perplexe. J’avais, entendu, en effet, l’un des gendarmes s’adresser à son collègue en lui disant: « Tu as vu, il a l’air  d’un crapaud ! ». Eduqué comme j’étais dans le respect de la hiérarchie politique à travers des chants patriotiques dans lesquels on saluait aussi bien «Bourguiba  le Leader » que « Lamine, notre Souverain », je réalisais difficilement que l’on puisse, lorsqu’on est français et en plus gendarme, parler de la sorte, du plus haut représentant  de l’Autorité française en Tunisie.
Plus tard, bien plus tard, en remémorant ma rencontre avec les deux gendarmes, j’avais compris que ce que j’avais vu et entendu en cette matinée de Décembre 54, m’avait surtout appris à faire la part des choses dans toute situation conflictuelle et que toute réalité politique, qu’elle qu’en soit la nature est toujours complexe.


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