Umar TIMOL : LE MUR (suite).

Par Ananda

Elle ne sait toujours pas quoi faire.

Il est bizarre ce mur. Il est comme un monstre. Elle se demande si la nuit il se réveille et se met à dévorer les insectes et les enfants.

Arrête ou sinon tu vas pouffer de rire.

Et là elle se dit qu’elle doit absolument savoir pourquoi on a construit ce mur. Elle va y réfléchir très fort et elle saura la réponse. C’est ce qu’elle fait parfois, elle se met à se concentrer, très très fort, et soudain la réponse apparaît, ça fait un gros bing dans sa tête et elle a tout compris.

Pourquoi est-ce qu’ils ont donc construit ce mur ?

Elle se dit que si l’ont construit c’est qu’ils veulent pas que les gens se parlent, car quand les gens se parlent ils se disent toujours des choses, pas toujours gentilles c’est vrai, mais cela crée quelque chose, c’est une force qui les réunit, elle se dit que les Autres, ceux qui l’ont construit, ont peur des mots, parce que les mots on ne peut pas les contenir, ils vont dans toutes les directions, ils se mêlent à d’autres mots et inventent des mots nouveaux, elle se dit qu’ils ont peur que les gens s’aiment car c’est comme ça que cela se passe, les gens s’aiment sans raison, ils se rencontrent et paf, abracadabra, ils s’aiment et alors il se passe toujours des choses bizarres, tout devient électrique, il y a de la lumière partout, une lumière que rien, ni personne ne peut arrêter.

Et elle se dit que ceux qui ont construit l’ont construit pour cette raison.

Maintenant elle peut pouffer de rire.

Pouffer. Mais quel est donc ce mot ?

 

Car elle a des idées vraiment rigolotes. 

C’est ce que maman lui dit tout le temps, il faut que tu arrêtes de penser. Tu penses trop.

Elle observe le soldat. C’est vrai qu’il est un peu effrayant. Moins effrayant que le mur parce qu’il ne dévore surement pas les insectes et les enfants. Mais effrayant quand même. Il semble si sérieux. Il ne sourit jamais. Et ses yeux sont très rouges.

Elle aime bien observer les gens. Ils sont si différents. Les grands, les petits, les beaux, les pas si beaux, les maigrichons, les musclés.

Et elle sait si elle les observe longtemps elle parviendra à entendre leurs pensées. Et elle entend tout.

Tant de choses.

Il y a ceux qui ont des soucis, ils n’ont pas d’argent, ils ont des dettes, il y a ceux qui sont encore tristes, d’autres qui sont joyeux, d’autres qui sont méchants, d’autres encore qui ont peur qu’on les oublie. Ils sont les plus nombreux ceux qui ne veulent pas qu’on les oublie, qu’on ne les voie plus. Ils ont peur de disparaitre et ils inventent des choses pour qu’on les voie tout le temps, pour qu’on se souvienne d’eux.

Et dans les pensées des autres il y a des choses vraiment effrayantes.

C’est pour cette raison qu’elle se terre parfois dans sa chambre. Elle ne veut pas entendre les pensées des autres.

Elle en a peur.

Et elle se demande aussi pourquoi les gens ont tellement peur. Ils ont peur de tout et de rien. Ils ont parfois peur sans raison.

Au fond, elle se dit, qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent et c’est pour cette raison qu’ils ont peur.

Peut-être qu’ils veulent qu’on les aime.

Qui sait ?

Mais ce qu’elle aime le plus ce sont les yeux des autres.

Les yeux sont très beaux. Sarah se dit que c’est comme un miroir et elle aime se regarder dans ce miroir. Elle aime les grands yeux de sa mère. Tout y est si paisible. Elle aime les beaux yeux de son meilleur ami Kabir. Ils sont un comme un miroir sans fin, un bel océan.

Mais elle n’aime pas les yeux de ceux qui ont faim.

Et il y en a tellement. Trop. Elle en a peur.

Elle n’aime pas cette faim qui les ronge, qui les empêche de respirer, cette faim, si tenace, comme une bouche énorme, insatiable, qui veut tout ravager. Elle a envie de leur parler, de leur dire qu’il faut cesser d’avoir faim, qu’il suffit de s’arrêter, de parler aux autres, de se parler, de prendre le temps de penser, d’arrêter mais elle sait que cela ne servira à rien, ils ont trop faim et ils vont mourir ainsi. Rien, ni personne n’y pourra rien.

Yeux de ceux qui ont faim, comme ceux du soldat.

Mais les yeux de Kabir sont rieurs car il adore rire. Il éclate de rire pour un rien. Comme ça, tout à coup, c’est comme une explosion, tellement c’est fort. Et alors l’univers tout entier s’arrête de tourner, tout s’arrête, même les oiseaux cessent de chanter et son rire se met à voler, de plus en plus haut, toujours plus haut, il s’envole toujours plus haut vers de nouveaux horizons et alors l’univers tout entier devient un rire, un grand fracas de rire.

Mais Kabir sait aussi être sérieux. Alors ses yeux sont très tendres, très doux, comme ceux d’une biche. Et là pour le taquiner Sarah lui dit qu’il est son bébé et qu’il a des yeux de biche. Tu es mon bébé aux yeux de biche. Kabir n’aime pas quand Sarah le taquine surtout quand il est sérieux comme tout.

Et quand il est sérieux il se met à dire des choses compliquées. Sarah ne comprend pas toujours ce qu’il dit. Il se met à parler des gens pauvres, de la beauté de la pauvreté, il se met à parler de la guerre, des autres, des autres qui veulent nous exclure, des autres qui veulent qu’on cesse de parler, d’être. Mais Sarah lui dit de se taire car elle n’aime pas les mots compliqués, elle n’aime pas les pensées compliquées, elle n’aime pas tout ce qui obstrue son esprit, tout ce qui le rend plus lourd, comme un fardeau, qui l’empêche de bouger. Mais Kabir ne s’arrête pas, il est intarissable, il veut parler, il doit parler, il dit à Sarah qu’il ne peut pas se taire sinon il risque de devenir fou, il y a trop de choses en lui, trop de colères, il ne peut pas.

Alors Sarah s’enfuit, elle s’en va là-bas, très loin, là où tout est calme, paisible.

Et elle attend, que les yeux de Kabir se mettent à scintiller une fois de plus, à rire.

Et Sarah a envie de le voir, la, maintenant, tout de suite, lui parler.

Que son rire envahisse l’univers tout entier.

Elle observe toujours le soldat. Il est vraiment curieux ce bonhomme. Il ne bouge pas. Pas d’un pouce, pas d’un centimètre, pas d’un millimètre. Il ressemble à une statue. Sarah se demande comment il arrive à faire ça. Est-ce qu’il a une machine à la place du cerveau ? Est-ce qu’il est un robot ?

Mais arrête, arrête donc car tu risques de pouffer de rire.

Et les gentilles filles ne pouffent pas de rire.

Elles se taisent et écoutent ce que les grands ont à dire.

Mais bon il y a une chose qui est sûre, le monsieur là c’est un Autre. C’est comme ca qu’on les appelle dans son village, les Autres. Sauf qu’il y a un petit problème car les Autres ne sont pas différents de Nous. Sarah n’arrive pas à comprendre. Car les Autres elle les connait depuis toujours, c’est parfois un voisin, un ami ou le boutiquier du coin ou l’enseignant. D’ailleurs ce n’est que récemment qu’elle a appris qu’ils sont des Autres, qu’ils sont différents de Nous.

C’est décidément très compliqué.

Puis elle a tenté de comprendre. Elle a pensé très, très fort mais elle n’est pas parvenue à comprendre. Ensuite elle est carrément entrée dans l’esprit de tout le monde, des Nous et des Autres. Et elle a entendu des choses pour le moins bizarres. Ainsi il y a ceux qui ne comprennent rien mais qui se méfient parce qu’on leur a dit qu’il faut se méfier, puis il y a ceux qui ne se méfient pas vraiment mais puisqu’ils aiment ces choses bizarres qu’on appelle l’argent et les terres ils tentent de convaincre ceux qui ne se méfient pas de se méfier.

Si c’est pas compliqué tout ça !

Mais Sarah ne veut pas comprendre. Le plus elle comprend le moins elle comprend.

C’est sans doute pour cela qu’ils ont construit ce mur. C’est le mur de la méfiance.

Sarah se demande à quoi peut bien penser le bonhomme là-bas. Est-ce qu’il est marié, a des enfants ? Est-ce qu’il lui arrive de rire quand il regarde les nuages ? Est-ce qu’il lui arrive de penser des pensées idiotes ? Est-ce qu’il aime son travail ?

Sarah pourrait entrer dans sa tête mais elle ne veut pas. Regarder ses yeux suffit, il n’est sûrement pas méchant mais il fait un gros effort pour le paraître.