Le 9ème Prix des Lecteurs du Télégramme # 7

Par Lebibliomane
"Le sang et la mer" Gary Victor. Roman. Editions Vents d'Ailleurs, 2010.


Dans l'un des nombreux bidonvilles de Port-au-Prince, une jeune femme, Hérodiane, se vide de son sang suite aux complications dues à un avortement accompli dans l'urgence et dans des conditions douteuses. Estével, le grand-frère d'Hérodiane est parti chercher du secours auprès de l'homme qui a séduit sa petite sœur et l'a mise enceinte. Les heures passent, le sang continue de couler et Estével ne revient toujours pas.Alors Hérodiane, immobilisée sur son lit, voyant la vie s'écouler d'elle en un filet rouge et intarissable, revoit passer devant ses yeux tous les événements qui l'ont amenée à vivre ce moment présent.C'est d'abord son enfance, loin de Port-au-Prince, dans un petit village de pêcheurs. Une enfance sans histoires où la pauvreté n'était pas synonyme de misère. Elle se souvient de cette proximité avec la mer, et de l'étrange lien qui unit celle-ci avec son frère Estével. Son grand frère entretient en effet une curieuse liaison avec l'élément marin au point que l'on pourrait penser qu'il est comme une incarnation d'Agoué, le maître des flots de la mer issu du panthéon de la religion vaudoue.Ces années paisibles de l'enfance vont brusquement prendre fin lorsque mourront l'un après l'autre les parents d'Hérodiane et d'Estével après avoir été dépossédés de leur maigre propriété terrienne suite aux manigances d'un sénateur corrompu.Désormais orphelins et sans lieu où s'installer, les deux jeunes gens n'auront comme seule solution que d'émigrer vers la capitale, Port-au-Prince. C'est là, dans un bidonville accroché au flanc de la montagne qu'ils vont trouver refuge et tenter de donner un sens à leur vie.Après avoir tenté de subvenir à leurs besoins en vendant de l'eau aux passants, estével va faire la rencontre d'un étranger, un homme d'âge mûr, peintre reconnu à la renommée internationale qui a installé son atelier en Haïti. S'étant pris d'affection pour Estével, l'artiste va permettre aux deux jeunes gens de surnager au sein de cet océan de misère. Ses dons d'argent permettront même à Hérodiane de continuer sa scolarité. Car la jeune fille est douée et voue une passion sans limites à la littérature, passion qui la pousse à lire tout et n'importe quoi, à dévorer tous les livres qui passent entre ses mains. Mais Hérodiane n'est pas seulement intelligente et passionnée, elle est aussi très belle et sa grâce ne peut fatalement qu'attirer la convoitise des hommes. C'est ce qui arrivera quand un jeune mulâtre de la haute société haïtienne l'abordera un jour à la sortie du lycée.Ce jeune homme est-il le prince charmant dont Hérodiane, comme beaucoup de jeunes filles, ont tant rêvé de faire un jour la rencontre ?
Le mythe du prince charmant, celui de la jeune fille pauvre et vertueuse prise dans les filets d'un bellâtre qui finalement l'abandonnera après l'avoir conquise est un thème fort répandu dans la littérature. Il a été abondamment traité, avec plus ou moins de talent, surtout aux XVIIIe et XIXe siècles et l'on ne compte plus les œuvres littéraires ayant abordé ce sujet.Gary Victor, écrivain haïtien, s'est à son tour emparé de ce mythe pour le transposer dans son pays et redonner un nouveau souffle à ce thème dont on pourrait penser que, à force d'avoir été tant exploité, il n'est plus nécessaire d'y revenir et que tout auteur qui oserait s'y frotter de nouveau ne pourrait le faire que dans le but de pasticher nombre d' œuvres déjà connues, à moins qu'il ne passe pour un auteur naïf usant et abusant à son insu des lieux communs les plus éculés.Cependant, Gary Victor ne donne pas dans le pastiche ou la naïveté. Il transfigure la narration et insuffle à ce roman une dimension de tragédie antique. Les thèmes de l'amour bafoué, de la vengeance, de la trahison sont des sujets récurrents qui ont résonné tout au long de l'histoire de la littérature et ils ont donné naissance aux plus belles œuvres jamais écrites. Ces archétypes littéraires ont pour principale qualité de transcender les époques et les cultures parce qu'ils sont indissociables de la condition humaine. Ainsi, « Le roi Lear » de Shakespeare devient, plus de quatre siècles après avoir été écrit, un monument de la culture cinématographique avec « Ran » de Akira Kurosawa.
Gary Victor revisite donc ici un mythe littéraire que l'on aurait pu croire usé jusqu'à la corde. Il y apporte un nouveau regard où transparaissent aussi en filigrane les inquiétudes de nos sociétés contemporaines sur la misère, le racisme, l'inégalité entre les pays du nord et du sud...



"Agoué-Simbi" Peinture de l'artiste haïtien Frantz Zephirin