Angela Gheorghiu chante \"Un bel di vedremo\" (Madame Butterfly, Puccini)
Affiche de Madame Butterfly
On sait que pour raconter cette histoire terrible de Cio-Cio-San, une geisha éperdument amoureuse d'un jeune officier américain Pinkerton au point d'ailleurs de se suicider, Puccini s'était inspiré d'un premier récit américain de John Luther Long publié en 1898. D'après l'écrivain (avocat de formation mais passionné de littérature), elle aurait vécu dans une demeure non loin du port de Nagasaki. Or, il existe précisément dans cette ville durablement marquée par le souvenir très douloureux de la Seconde Guerre Mondiale, une maison datant de 1863, et justement nommée la "Maison de Madame Butterfly". On y trouve même dans son jardin, une statue de bronze représentant la jeune femme en kimono. Selon Philippe Pons, correspondant du Monde au Japon, il semble que l'habitation ait appartenu non pas à un américain, mais à un aventurier écossais, marchand d'armes et industriel, du nom de Thomas Glover. Dans son article assez remarquable publié en 2001, le journaliste ajoutait malheureusement que Madame Butterfly n'y avait en réalité jamais vécu et de façon probablement trop péremptoire, qu'elle n'avait jamais existé...
"Papillon" de Mishima dans l'édition de poche (Folio)
Reste qu'aux yeux des spectateurs du célèbre opéra, cela n'a finalement pas beaucoup d'importance, tant les cantatrices successives ont su nous rendre vivant ce personnage. A ce propos, Pierre-Jean Rémy dans son dictionnaire (très) amoureux de l'opéra, commet à mon sens, une véritable injustice que je voudrais essayer de réparer: il cite évidemment Maria Callas en novembre 1955, qui joua le rôle trois fois à l'opéra de Chicago, puis Renata Scotto et enfin semble regretter le fait que des asiatiques aient repris le flambeau: "la mode est venue, écrit-il, de faire chanter la Japonaise la plus illustre de l'histoire de l'opéra par des chanteuses japonaises, chinoises ou coréennes...". Les points de suspension sont aussi éloquents que le reste de la phrase: ils expriment le dédain de l'auteur qui en parle comme si c'était un phénomène à la fois récent et d'un goût douteux. Or rien n'est moins faux, car c'est par exemple oublié un peu vite Tamaki Miura. De qui s'agit-il ?
- Photographie de Tamaki Miura
Dès 1914, avant même donc Maria Callas, celle quà l'époque on comparait à Sarah Bernhardt, joua le rôle de Cio-Cio-san à Londres, puis l'interpréta dans le monde entier. Six ans plus tard, elle chante à Rome devant Puccini lui-même. Après une interruption durant la guerre du Pacifique, Tamaki Miura donnera un dernier concert en mars 1946, avant de mourir. Il se trouve que le tout jeune écrivain japonais - qui plus tard mourut de la même façon que Cio-Cio San - Yukio Mishima, était dans la salle. Cet événement lui inspira une magnifique nouvelle intitulée "Papillon", que j'ai lue cette nuit. Il nous révèle que très malade, elle ne pouvait pas chanter "Madame Butterfly": "dans son récital, elle allait chanter non pas l'air sublime Un bel di vedremo, mais les lieder ravissants, quoique difficiles, de la belle meunière de Schubert." Ce que dit alors Mishima du personnage est d'une beauté et d'une profondeur qu'on ne peut oublier: "les yeux de Madame Butterfly n'étaitent plus noirs comme chez les Japonaises. A force de guetter, jour après jour, la mer, ils avaient fini par en prendre la couleur." Puis Mishima ou plutôt son narrateur, donne la parole à la cantatrice au corps très affaibli, s'adressant une ultime fois directement à son public: "moi qui ai triomphé à travers le monde, j'ai été boudée par le Japon, mon nom est si petit... (elle feignit de regarder à travers un microscope, en faisant scintiller ses bagues) qu'on doit se pencher pour le lire." Aujourd'hui, comment ne pas voir que c'est le reste du monde qui semble ignorer le nom de Tamaki Miura...