Après deux articles de Pierre Borie consacrés à la comptabilité environnementale, débat entre lui et moi sur ces questions. Merci à lui pour ses apports stimulants et les perspectives ouvertes par cette approche complémentaire à la réflexion sur la fiscalité environnementale.
1-Interrogations:
Rodrigue Coutouly: Même si je m'intéresse à la fiscalité environnementale depuis des années, je n'ai pas de compétences comptables. Mon opinion est donc celle d'un néophyte, comme la majorité du personnel politique qu'il faudra convaincre de l'intérêt de cette réforme.
Je suis bien entendu très intéressé, convaincu par la nécessité de sa mise en place si l'on veut instaurer une véritable fiscalité environnementale.
J'ai cependant des réticences, des réserves et des questions.
Vu de l'extérieur, cela semble insurmontable à mettre en place
Pierre Borie: Il faut faire confiance à la société civile, aux hommes de l’art, peu suspects de chercher à défendre des privilèges. Il s’agit moins, pour la profession comptable, de s’occuper de son fonds de commerce, que de rechercher le bien commun : c’est une question d’éthique, sous-jacente à son code des devoirs professionnels.
Rodrigue Coutouly: On imagine les difficultés et les résistances pour les P.M.E.
Pierre Borie: Donc, commencer par de la pédagogie, notamment auprès des TPE.
2-Techiques:
Rodrigue Coutouly: On peut aussi le voir comme une simple colonne de plus dans la comptabilité. Mais qui viendra doubler la colonne "argent": pour chaque ligne, il y a deux comptes : compter le CO2 émis, compter l'argent. Et le premier ne se compte pas aussi facilement que l'euro ! Il faut d'autres outils et d'autres compétences.
Pierre Borie: C’est du b-a ba pour un comptable, pas plus difficile que de comptabiliser de la TVA. Voici, grosso modo comment cela pourrait se faire :
Soit une entreprise avec un CA HT de 1.000.000 €, qui incorpore 10 tonnes de CO² (poids tout à fait arbitraire) dans sa production de biens ou de services. Elle peut choisir de répartir cela entre les produits plus spécialement concernés, ou bien elle considère que chaque € de CA est concerné de la même manière, ce qui représenterait 1 gr pour chacun.
Si la tonne de CO² est valorisée 100 €, chaque € de CA supportera une charge carbone de 0,001 € [(10 x 100 € ): 1.000.000).
Une facture de 1.000 € HT se présentera ainsi :
- Montant HT du bien ou service vendu = 1.000,00 €
- TVA collectée auprès du client : 196,00
- Charge de CO² incluse 1,00
- Dû par le client : 1.197,00 TTC
La question revient donc à dénombrer dans cette entreprise les 10 tonnes en cause : il s’agira de cumuler tous les grammes facturés par les fournisseurs, éventuellement forfaitairement selon un taux dissuasif pour les factures non-conformes, et à incorporer le carbone présent dans l’outil de travail de l’entreprise (stock présent au moment du démarrage du processus, tranport du personnel, outils et bâtiments d’exploitation…). Ce n’est pas une tâche dissuasive ni disproportionnée, si l’on communique aux entreprises des grilles d’évaluation cohérentes (ce devrait être le rôle de l’ADEME). Cela représente une ligne de plus dans la comptabilisation de chaque facture, et un travail de conseil et de contrôle de la part des experts comptables et commissaires aux comptes pour organiser leurs clients, et attester de la régularité et de la sincérité des comptes (comme pour les bases de TVA !).
3-Urgences:
Rodrigue Coutouly: Cette complexité me semble assez peu compatible avec l'urgence de la mise en place de réformes nécessaires pour changer rapidement (le réchauffement et la fin du pétrole sont des échéances redoutables).
La comptabilité environnementale sera un outil formidable dans une société durable stabilisée. Mais est-ce l'outil pour amorcer un virage rapide?
Pierre Borie: L’urgence ne doit pas être un prétexte pour mettre en place un système qui ne soit pas suffisamment réfléchi ni débattu démocratiquement. On a vu ce qu’à donné la taxe carbone décidée ex-cathédra par notre Président en 2009. D’autant plus que cette réforme, par l’ampleur des bouleversements qu’elle est censée produire, peut être qualifiée de proprement révolutionnaire, et qu’elle intéresse tout autant les pays avec lesquels nous échangeons.
Rodrigue Coutouly: Je pense qu'une fiscalité environnementale efficace immédiatement doit s'intéresser au produit final, déjà complexe à analyser plutôt qu' à l'analyse de l'intérieur de l'entreprise, cela viendra ensuite.
Pierre Borie: Je crains que les contributions incitatives auxquelles vous pensez subissent le même sort que les actuelles taxes environnementales, nombreuses et de piètre rapport, dont le Conseil des Impôts lui-même reconnaît les limites. Ou, en mettant les choses au pire, comme la vignette dont on sait bien qu’elle n’a jamais servi l’objectif qui lui était assigné.
4-Internationales:
Pierre Borie: "Ce préalable est, à mon avis, moins une question technique à traiter qu’une volonté politique à affirmer. Lorsque surtout, les pouvoirs publics seront convaincus que les engagements internationaux pris par notre pays, ainsi que les objectifs affichés lors des Grenelle 1 & 2 de l'environnement, obligent à prendre des mesures qui permettent une fiscalité environnementale à assiette large, au même titre que la TVA"
Rodrigue Coutouly: Je suis profondément d'accord avec vous sur la nécessité d'une volonté politique forte. Je suis plus sceptique sur la pression des engagements internationaux. Ceux-ci sont construit dans le compromis permanent et la France se situe plutôt dans les pays qui poussent dans ce sens.
Je crois davantage à l'efficacité croissante des politiques publiques écologistes. Quant les politiques comprendront que les mesures de "décarbonisation" de leur économie sont efficaces financièrement, ils appuyeront sur le champignon et s'intéresseront à la fiscalité et à la comptabilité environnementale !
Ce qui m'amène à une question : peut-on se lancer dans cette opération au niveau national alors que les normes comptables sont internationales? Je pense que la bonne échelle d'action est le niveau de l'Etat français mais peut-il imposer des nouvelles normes comptables a son niveau?
Pierre Borie: C’est pour cela que nous devons réfléchir avec eux, sans craindre d’avoir des idées innovantes à leur proposer : c’est eux qui se sont ralliés à notre système de taxation de la consommation (la TVA). Ce qui me parait essentiel, à l’heure actuelle, c’est plus de susciter une prise de conscience collective et de donner l’assurance aux gens qu’il existe des solutions pour résoudre les défis qui se posent à nous tous, à cahrge de bien y réfléchir car cela va changer beaucoup de choses dans nos comportements. Plutôt que de leur laisser croire que des mesures rapides mais mal pensées ou insuffisamment dosées produiront des miracles et des effets durables.
Pierre Borie: "Quant aux taxes, et aux coûts administratifs supportés par les entreprises, ils ont vocation à être répercutés dans les prix de vente, et c'est bien le consommateur final qui en paiera le prix."
Rodrigue Coutouly: Le risque n'est-il pas alors que les entreprises françaises appliquant cette comptabilité se trouve désavantagées par rapport à des entreprises étrangères?
Je vous fais d'ailleurs une proposition : si l'entreprise n'est pas en mesure de présenter une comptabilité environnementale sérieuse, elle doit payer la taxation maximale. Cela réglerait la question des entreprises étrangères et obligerait les françaises à agir.
Pierre Borie: Tout à fait d’accord : c’est une des difficultés à résoudre, qui prouve l’évidence d’une concertation internationale : au minimum l’UE, mais plus vraisemblablement l’OMC. La Chine sera forcément contre, mais nous devront lui prouver qu’il s’agit de son intérêt à long terme. Il faut évidemment du courage politique. Mais notre rôle de citoyens consiste à apporter notre pierre à nos représentants pour qu’ils construisent quelque chose avec qui nous serve. Une des conséquences est probablement le rapatriement en France de nombre d’activités délocalisées, car le coût du transport devrait logiquement subir un bon.
5-Nucléaires:
Pierre Borie: "Si les externalités inhérentes à l'énergie électro-nucléaire étaient prises en compte jusqu'à ce que la décontamination de l'environnement soit achevée, le prix du kwh ne tendrait-il pas vers l'infini ?"
Rodrigue Coutouly: Je suis pleinement d'accord. Est-il envisageable d'ailleurs d'inventer une comptabilité pour le nucléaire spécifique? Cette comptabilité permettrait d'intégrer les risques pris, une comptabilité qui mesure et compte la probabilité des accidents, le coût du démantèlement des centrales et du retraitement des déchets extrapolés sur des siècles.
Pierre Borie: Comme dans bien des domaines, si la réglementation actuelle était appliquée, il n’y aurait pas besoin de nouvelles lois. Les règles sur les actifs et les passifs existent, mais les entreprises ne les interprètent pas de la même manière. On voit ce qui se passe en ce moment, où le lobbie nucléaire se fait discret, à propos de la sous-évaluation manifeste des coûts de démantèlement. C’est évidemment au politique de dire la norme, et de la faire appliquer. Il ne suffit pas que le commissaire aux comptes d’EDF refuse de certifier les comptes, pour que ces derniers deviennent transparents.
6-Récompenses:
Pierre Borie: "Récompenser les entreprises vertueuses ? Pourquoi ne pas pénaliser les autres ?"
Rodrigue Coutouly: Je dois préciser ma pensée sur ce point : il ne s'agit pas de donner des cadeaux à ceux qui font des efforts. Il s'agit d'aider ceux qui investissent pour moins polluer et moins émettre de carbone. Et, pour moi, très clairement, cette aide financière doit provenir de la taxation carbone.
Les efforts à réaliser, dans les décennies à venir, vont réclamer des investissements énormes. Où trouver de l'argent dans cette période où on en manque cruellement en Europe? Dans le produit de ces taxations, de cette fiscalité environnementale, elle doit être réinvestis INTEGRALEMENT pour développer cette nouvelle économie.
Pierre Borie: Les investissements sont à faire par les entreprises, aidées par l’Etat quand il s’agit de créer des infrastructures collectives (transports, filières de récupération de déchets …) ou de financer des travaux de recherche (cf le plan calcul, le spatial…). C’est une question d’affectation des ressources. Mais si les taxes vertes viennent à remplacer +/- les taxes sur la consommation, sur le travail ou sur le capital (pour être vraiment incitatives sans peser sur les prix), il faudra compter sur elles pour les autres besoins publics que l’environnement. Il faudra donc laisser les entrepreneurs libres de s’organiser au mieux de leurs intérêts, à leur charge, sans les faire profiter d’un effet d’aubaine. A cet égard, le subventionnement des véhicules électriques, alors que l’on ne sait pas encore produire de l’énergie éléctrique non polluante, n’est pas raisonnable pareil pour l’énergie solaire revendue trop cher à EDF.
7-Etablissements publics:
Rodrigue Coutouly: Dernière question: Etant fonctionnaire et ordonnateur d'un établissement public, je voulais savoir si vous aviez envisagé l'intégration de la comptabilité environnementale dans la comptabilité publique?
Pierre Borie: Cela ne me semble pas du tout incompatible. Pour un lycée, une université, un hopital, on peut faire un « bilan carbone » pour mesurer le stock présent dans l’existant, les flux dans la gestion quotidienne (en faisant pas exemple en sorte d’organiser des transports en commun pou le personnel), compter ce qui vient des fournisseurs extérieurs, et au final, communiquer sur la performance de l’établissement par rapport aux « unités d’oeuvre » les plus caractéristiques : nombre d’élèves, d’étudiants, de malades, de K opératoires ; comparer d’un établissement à l’autre, et dans le temps…