La Vendée, contre-insurrection exemplaire ? par PY Bourboulon

Publié le 01 juin 2011 par Egea

C'est un texte remarquable que nous envoie le CEN Bourboulon, actuellement stagiaire à l'école de guerre.

En effet, les études d'histoire militaire sont présentées comme une source doctrinale : mais on se concentre souvent sur des conflits modernes, surtout à propos du thème de la guerre irrégulière. Ici, on remonte plus loin que Lyautey ou Galieni, et de façon très convaincante.

source

Mais outre la pertinence des propos du CEN Boruboulon, et les conclusions fort intéressantes qu'il tire de cette comparaison avec l'époque moderne, je trouve à son texte une autre vertu : celui d'aborder les guerres de Vendée (puisqu'il y a eu DES guerres, et il nous dit pourquoi) avec un regard évitant les biais idéologiques trop fréquents en la matière : en effet, cette histoire nous est fréquemment servie avec des yeux soit républicains, soit vendéens. Rien de tel ici, mais une approche militaire décentrée, autorisant un regard différent qui, du coup, nous en apprend énormément sur ce moment des guerres révolutionnaires.

Un texte intéressant à ce double point de vue : j'en remercie vivement le CEN Bourboulon et l'encourage à poursuivre dans ses recherches.

O. Kempf

LA VENDEE : CONTRE-INSURRECTION EXEMPLAIRE ?

Chef d’escadron Pierre-Yves Bourboulon, armée de Terre, officier stagiaire à l’Ecole de guerre, promotion « Charles de Gaulle »

On trouve dans la guerre de Vendée (1793 – 1796) des similitudes avec les opérations actuelles. Il s’agit en effet de l’un des premiers conflits que l’on qualifierait aujourd’hui d’asymétrique, autant dans le domaine de l’équipement des combattants que dans celui de la connaissance du métier des armes et de l’entraînement militaire.

Toutefois, une différence fondamentale apparaît : la guerre de Vendée est une guerre civile franco-française, tandis que la plupart des opérations ont aujourd’hui lieu dans un cadre multinational, au sein de structures type ONU, OTAN, UE… Or dans ce cadre, les intérêts politiques des différentes nations peuvent diverger, même en cas de convergence de vue au niveau des chefs militaires, ce qui crée nombre de problématiques avec lesquelles la guerre de Vendée n’a rien à voir.

Une fois posée cette limite et prises en compte les inévitables lacunes inhérentes à un parallèle entre passé et présent, il faut noter que cette guerre constitue l’un des seuls exemples, sinon le seul, de conflit asymétrique qui se soit soldé par la défaite complète (militaire et politique) d’une insurrection face à une armée régulière. A ce titre, et compte tenu des engagements actuels de nos forces, son étude s’avère riche d’enseignements.

Il convient donc de dépassionner ce sujet sensible de l’Histoire de France (tellement sensible qu’il n’est que très peu enseigné dans nos écoles, ce qui ouvre d’ailleurs la voie à toutes sortes de récupérations partiales et de travestissements de l’Histoire) pour en tirer des leçons objectives et utiles. Il ne s’agit donc pas ici de raconter par le détail l’histoire de la guerre de Vendée, et encore moins de défendre un camp contre l’autre, mais de dresser un état des points communs entre cette campagne et les conflits modernes, de manière à s’appuyer sur les leçons positives et à se garder des écueils les plus importants.

On s’intéressera successivement aux trois acteurs majeurs de ce type de guerre que sont l’insurrection, l’armée régulière (ou la Force, pour reprendre le vocable moderne) et la population, avant de se concentrer plus particulièrement sur la phase capitale de sortie de crise et de reconstruction.

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L’insurrection vendéenne ne se différencie que peu des insurrections « modernes », celles des guerres de décolonisation ou celles qui sévissent aujourd’hui, de la Colombie à l’Afghanistan. Toutes possèdent sensiblement les mêmes points forts, qui sont autant de cibles à atteindre pour la Force régulière, et les mêmes carences, qui sont autant de failles à exploiter.

Le premier atout des insurgés est leur parfaite connaissance du terrain, renforcée par un soutien important de la population. En Vendée, le bocage, avec ses nombreuses haies et chemins creux, s’est avéré être un terrain extrêmement favorable aux insurgés : visibilité réduite, mobilité difficile, rareté des axes…

En plus de leur maîtrise du terrain, les Vendéens montraient un attachement exemplaire à leur terre, ce qui constitua une importante source de motivation. On a retrouvé cette caractéristique lors des guerres révolutionnaires, et elle est toujours d’actualité dans les montagnes afghanes. Malgré les idées reçues, le déclencheur de ce conflit n’a pas été religieux, puisque les Vendéens (seigneurs, sujets et clergé) avaient embrassé avec un enthousiasme certain les idées de la Révolution, assez conformes à leur mode de vie sous l’Ancien Régime. Ils ne se sont en fait révoltés que contre l’idée d’aller exporter par la force à travers l’Europe les idées de Fraternité et de Liberté et ont donc refusé la levée en masse des guerres révolutionnaires. Ce n’est que plus tard, à la faveur de l’escalade de la violence, que les motifs idéologiques sont devenus omniprésents. On retrouve d’ailleurs cette caractéristique en Afghanistan, où un conflit initialement ethnique et politique a peu à peu glissé sur le terrain religieux et idéologique du « choc des civilisations », dérive néfaste dont les deux camps portent la responsabilité. Toutefois, par la suite, ce sont bien les motifs religieux qui ont donné aux Vendéens le courage de continuer la lutte.

De manière générale, les insurgés se battent bien souvent pour des valeurs qui transcendent le risque lié aux combats et atténuent nettement leurs carences dans le domaine militaire. C’est donc en déplaçant le combat sur un autre terrain que la Force peut espérer affaiblir l’insurrection en sapant son soutien populaire : régime d’exception face à la conscription en Vendée, développement matériel et économique en Afghanistan ou ailleurs…

C’est d’ailleurs aussi en quittant le terrain de l’idéologie que la légitimité de la Force peut être établie le plus sûrement, même si cette question cruciale se pose pour elle en termes différents selon qu’elle agit sur son propre territoire ou dans le cadre d’un mandat international.

Comme dans la plupart des affrontements de ce type, par nature diffus, l’existence d’un réseau de renseignement extrêmement développé constitue la clé du succès pour les rebelles. Il doit être couplé à un système efficace et discret de communication et de transmission des informations. Les Vendéens utilisaient notamment la position des ailes des moulins, mais il faut conserver à l’esprit dans nos engagements actuels que l’adversaire s’est adapté aux moyens modernes, en couplant des moyens extrêmement sophistiqués et des moyens rudimentaires indétectables. Il dispose en outre bien souvent de soutiens extérieurs au théâtre, notamment financiers, qui peuvent constituer un intéressant talon d’Achille.

Enfin, les insurgés vendéens ont su faire évoluer leur équipement au fur et à mesure des prises réalisées sur les troupes républicaines. On retrouve le même type d’adaptation en Afghanistan ou en Irak, notamment dans le domaine des engins explosifs improvisés.

Par opposition à ces éléments, on peut distinguer quatre points faibles significatifs. Tout d’abord, l’absence de structures et d’unité du commandement. Il en a résulté un manque avéré de coordination entre les différents groupes rebelles et, par conséquent, une réelle inefficacité à long terme. Ce manque d’unité des chefs vendéens a permis à Hoche de « diviser pour mieux régner » en organisant à la Jaunaye des négociations séparées qui ont encore plus isolé les groupes insurgés les uns des autres et marginalisé les plus acharnés. Le général Petraeus a employé la même stratégie en Irak, en « retournant » les groupes sunnites à son profit.

De plus, en Vendée, les insurgés n’ont jamais eu de ligne stratégique claire, ni d’objectif établi qui aurait orienté leurs actions. Cela est particulièrement visible à la lumière de l’itinéraire chaotique et incohérent emprunté lors de la « Virée de Galerne », au gré des luttes d’influence entre chefs. Cette tendance aux luttes intestines entre chefs insurgés est presque une constante des guerres civiles, à l’exception de certaines guerres révolutionnaires (Indochine, en particulier). Elle peut être exploitée avec un certain succès, notamment par le biais d’action de ciblage efficaces.

Ensuite, les Vendéens étaient des paysans qui ne « faisaient la guerre chez eux que pour éviter d’aller la faire ailleurs ». On note donc chez eux un réel manque de formation militaire des combattants, et parfois des chefs. Cette faille a été bien exploitée par les Républicains. L’Afghanistan constitue un contre-exemple, puisque les insurgés d’aujourd’hui se battent pour certains depuis trente ans, mais on peut garder ce point en mémoire pour d’autres engagements, car le rebelle est bien souvent issu directement de la population. Le plus sûr moyen de sortir gagnant de ce type d’affrontement est donc de le convaincre par tous les moyens de retourner dans la population. Cela passe bien sûr par les actions de développement souvent mises en avant aujourd’hui afin de séduire des opinions publiques peu bellicistes, mais il reste que le préalable doit être le succès systématique lors des actions de feu, propre à décourager les insurgés les moins extrémistes. Ainsi, en Vendée comme partout ailleurs de nos jours, c’est bel et bien l’échelon tactique qui soutient une part importante du devenir de l’engagement, contrairement à la perception qui a pu se développer dans le cadre des actions de maintien de la paix. La guerre d’Afghanistan sera gagnée ou perdue par les sergents et les capitaines, même si le succès global de l’opération (dont les combats, aussi violents soient-ils, ne sont qu’un aspect) repose sur le haut commandement.

Il arrive que cette faiblesse soit aggravée par l’omniprésence des populations civiles dans l’entourage des combattants. Encore une fois, l’exemple de la « Virée de Galerne » est particulièrement parlant. Les troupes qui ont franchi la Loire ont dû emmener avec elles leurs familles, terrorisées par les destructions menées par les Républicains dans les villages. Elles leur ont ensuite imposé leurs errances et leurs combats. Cela s’est avéré, en terme de logistique et d’approvisionnements, un poids extrêmement important, qui a sans doute pesé lourd dans la défaite de l’Armée Catholique et Royale. Et à propos de soutien, on notera l’absence totale de logistique au service des combattants, d’où une dispersion des tâches de chacun. En effet, les insurgés continuaient à occuper leurs maisons et à gérer leurs fermes, rentrant chez eux « pour changer de chemise » entre les combats. Ainsi, il est bon de noter que le combat au milieu des populations, et par la population, peut devenir un handicap, là où le traitement généralement réservé à l’exemple afghan ne nous montre que des avantages pour l’insurgé : camouflage, renseignement, soutien, exploitation des dommages collatéraux... En effet, le soutien que la population apporte à l’insurrection est sa principale fragilité.

Et puisqu’il est aujourd’hui évident que la terreur contre les populations civiles n’est plus un mode d’action envisageable, le seul levier pour la Force est de priver l’insurgé de ses soutiens populaires. Pour filer la métaphore vendéenne, il s’agit soit de l’empêcher d’aller « changer de chemise » en le clouant dans ses bastions reculés par des actions de coercition (on l’a vu plus haut), soit de décourager la population de lui fournir une chemise propre, en la convaincant que son avantage se situe du côté de la Force et des autorités légitimes. C’est tout l’enjeu des actions dites « non cinétiques » dont le but est de modifier les perceptions : programmes de développement, opérations d’influence (plus ou moins morales), communication opérationnelle.


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Face à l’insurrection, l’armée régulière (la Force) n’est jamais d’emblée parfaitement adaptée. C’est vrai aujourd’hui, malgré l’expérience acquise depuis presque deux siècles, et en particulier depuis les années 50, mais cela l’était d’autant plus en 1793, quand la toute jeune armée de la République s’est trouvée confrontée à ce type de guerre tout à fait nouveau. Elle a certes subi des pertes graves, mais elle a également montré une belle capacité d’adaptation.

Quelques points positifs peuvent ainsi être dégagés : ils constituent une base de travail sur laquelle la Force doit bâtir son plan et structurer son action.

Le premier de ces points forts fut l’idée de faire une démonstration de force dès le début du conflit, en envoyant les colonnes de Dumouriez, partant de Nantes et traversant tout le pays du Nord au Sud, afin d’impressionner les populations, et par conséquent les insurgés potentiels, avant même de déclencher les hostilités. On retrouve cette idée dans le traditionnel « Show of force » des opérations modernes. Utilisé à bon escient, c’est-à-dire en appui ou en préalable d’une action vigoureuse, comme ce fut le cas en Vendée, il peut s’avérer payant en entretenant l’impression de puissance que dégage une armée organisée. On a malheureusement trop tendance aujourd’hui à croire qu’il se suffit à lui-même pour effrayer l’insurgé. Mais ce dernier, en l’absence d’action concrète associée à ces rodomontades, n’y voit souvent qu’une preuve de faiblesse (voire de couardise) de la part de la Force.

L’armée républicaine avait ensuite mis en place une chaîne logistique efficace s’appuyant sur quelques places solides comme Nantes ou Fontenay-le-Comte. Le réseau logistique constituant aujourd’hui le préalable à toute action, il n’est pas besoin de s’y attarder ici.

Enfin, les Républicains appliquèrent en Vendée une stratégie claire, consistant à faire sortir les insurgés du bocage afin de les contraindre à l’affrontement sur un terrain ouvert, plus favorable. Cette stratégie s’avèrera payante et conduira à la « Virée de Galerne », qui s’achèvera par la débâcle de Savenay et la destruction totale de l’armée vendéenne.

Les points faibles de l’armée républicaine en Vendée sont intéressants car à travers les siècles, on retrouve toujours peu ou prou les mêmes. C’est certes une preuve encourageante que le succès est possible malgré ces faiblesses récurrentes, mais que de temps et de vies perdues pendant que l’on redécouvre à chaque fois ces vérités !

Tout d’abord, on notera le manque de préparation des troupes républicaines à ce type d’engagement. Cette carence se trouva aggravée par une méconnaissance totale du terrain et par la faiblesse de la cartographie disponible sur cette région de France, où des opérations militaires étaient fort improbables. Aujourd’hui, les armées engagées dans des opérations de pacification connaissent la même faiblesse, mais de surcroît, les effectifs engagés sont souvent beaucoup plus faibles qu’autrefois. La Force est donc moins présente pour tenir le terrain et doit inventer des procédés nouveaux pour le quadrillage et les actions de proximité. Dans ce cadre, les moyens aéromobiles jouent désormais un rôle majeur.

Le manque de renseignement a conduit les Républicains à sous-estimer la force des insurgés et a entravé leur compréhension du type d’affrontement où les Vendéens cherchaient à les attirer. C’est pourquoi le renseignement tient aujourd’hui une place si importante car au-delà de la simple collecte d’informations, il permet l’analyse claire de la situation et la compréhension du mode de pensée et de réaction de l’adversaire. C’est ce qui conduit aujourd’hui à la création de cellules pluridisciplinaires en charge d’un travail transverse visant à une connaissance la plus fine possible des réseaux insurgés à des fins de ciblage (les Fusion Cells) et sur l’invention de modes d’actions innovants en s’affranchissant des doctrines en vigueur (les Red Teams).

En outre, l’application rigide d’un schéma idéologique a conduit les Républicains à des actions de répression extrêmement brutales qui se sont finalement avérées contreproductives, en ranimant la volonté de combattre des Vendéens, à la suite de Charette, alors même que leur armée avait été réduite à néant par Westermann à Savenay et que la guerre semblait terminée. En effet, c’est après la débâcle de Savenay que la Convention lança sur le pays les « colonnes infernales » de Turreau qui se livrèrent à ce que certains historiens appellent désormais le génocide vendéen. La mission de Turreau n’était plus de vaincre la rébellion, mais de châtier le pays qui avait osé se lever contre les idées de la Révolution…

C’est pourquoi l’on parle parfois des guerres de Vendée, plutôt que de la guerre de Vendée

Cette nuance est importante dans le cadre du présent article car jusqu’à Savenay, si des atrocités ont été commises de part et d’autre, elles l’ont toujours été dans le cadre des opérations. Mais après la Virée de Galerne et la déroute de l’armée vendéenne, le camp républicain a multiplié les crimes, et cela uniquement pour des motifs idéologiques. C’est pourquoi cette « deuxième » guerre de Vendée ne peut nous apporter que très peu d’éléments intéressants, puisque ce type d’exactions est aujourd’hui évidemment sorti du champ des options possibles pour la Force. Cependant, toutes proportions gardées bien sûr, on ne peut éviter de faire le lien entre ce réveil de la combativité vendéenne et les effets désastreux des dommages collatéraux dans les opérations modernes.

Enfin, il faut noter la pression politique très importante et l’obligation de résultats immédiats, imposées depuis Paris par la Convention (qui, par ailleurs, a rarement assumé les ordres donnés aux armées et en a fait endosser la responsabilité aux chefs militaires). Cela a conduit à un remplacement trop fréquent des généraux et donc à une grande instabilité à la tête de l’armée républicaine. De ce fait, il fut très difficile pour les Républicains de mettre en œuvre de manière cohérente une stratégie pourtant très claire. Ceci était nouveau, à une époque où le temps courait moins vite qu’aujourd’hui. Par comparaison, une des caractéristiques importantes des opérations modernes est précisément cette modification du rapport au temps. La pression est désormais de plus en plus forte pour obtenir des résultats rapides, tant sur le terrain que sur le plan politique. La tentation peut donc être grande pour le politique de relever les chefs militaires plus souvent que nécessaire. Le général Mc Chrystal est ainsi resté à peine un an à la tête de l’ISAF, son prédécesseur, le général Mc Kiernan, moins de deux ans et des rumeurs circulent déjà à propos d’un possible départ du général Petraeus après une petite année dans ses fonctions.

En outre, la judiciarisation croissante des conflits et l’omniprésence des médias imposent une pression et des contraintes supplémentaires à la Force qui n’existaient pas en 1793. C’est un fait récent qu’il faut désormais prendre en compte et pour lequel on ne possède pas d’exemple historique.


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Le troisième acteur des guerres insurrectionnelles est sans doute le plus important : il s’agit de la population. L’enjeu fondamental de ce type d’opérations est d’obtenir son adhésion à l’action de la Force. Ce paramètre, même s’il n’a été que tardivement pris en compte lors de la guerre de Vendée, s’est tout de même avéré central dans la résolution du conflit.

Quelle que soit la situation, l’enjeu est de s’attirer les faveurs, non pas de la frange de population d’emblée favorable à la Force, ni encore moins des personnes qui y sont définitivement opposées, mais de la grande majorité neutre ou passive. Dans le cas de la Vendée, on constate une grande cohésion de la population, toutes classes sociales confondues, autour de thèmes fédérateurs (religion, autonomie), ce qui était très rare dans les structures de l’Ancien Régime. Ceci est lié au mode de vie local, qui voyait les nobles et le clergé entretenir une réelle proximité avec les plus modestes (cet état d’esprit est notamment illustré par le type d’habitat du bocage, les Logis). Cette cohésion a joué un rôle très important dans le déroulement des évènements, en poussant les Républicains à faire l’amalgame entre les insurgés et l’ensemble de la population, jusqu’à en arriver aux massacres perpétrés par les colonnes infernales de Turreau ou par les hommes de Carrier à Nantes. Ainsi, les opérations modernes ont vu se développer les notions d’opérations psychologiques et d’actions civilo-militaires, ainsi que de nombreuses actions d’environnement, dont le but principal est, toujours au service de l’action globale de la Force, de gagner l’adhésion de la population au détriment de l’adversaire.

On peut faire une analogie entre les trois phases traditionnelles des conflits modernes et les phases de la guerre de Vendée : « intervention, stabilisation et normalisation » auraient pu être nommées à l’époque « répression, pacification et reconstruction ». La vraie différence est qu’aujourd’hui, ces phases se déroulent en partie simultanément, tandis qu’autrefois, elles étaient clairement distinctes. Cette nuance est importante en ce qui concerne le facteur population.

Durant la phase de répression, la propagande anti-vendéenne a été extrêmement active et virulente, allant même jusqu’à développer la thèse du complot contrerévolutionnaire ourdi par l’Angleterre via la révolte des Vendéens. C’est d’ailleurs dans la crainte de ce complot (dont l’Histoire a prouvé qu’elle était fondée sur un document délibérément faux, fruit de la rivalité entre Montagnards et Girondins) que la Convention décréta la Terreur en Vendée, et les massacres qui s’en suivirent. Cela se traduit par le refus d’un dialogue d’emblée avec les insurgés (qui aurait pu apaiser les passions et permettre de trouver des solutions non militaires au règlement du conflit) et, plus tard, par la volonté délibérée de destruction matérielle et d’extermination de la population (inacceptable de nos jours où il convient de la limiter à la frange combattante insurgée et de proscrire les dégâts collatéraux, de protéger les populations locales et de conduire des actions humanitaires).

De nos jours, lors de la phase d’intervention (ou de coercition), la prise en compte des populations, en plus du souci de limiter au maximum les dommages collatéraux, se fait essentiellement par des actions de communication, notamment sur les thèmes suivants : « La sécurité de tous est assurée face aux représailles », « Le soutien aux insurgés prolongera les combats » et « La Force n’a pas vocation à demeurer éternellement : dès le ralentisement des combats, nous vous aiderons à construire un pays viable après notre départ ».

Au cours des évènements de Vendée, c’est la signature par les différents chefs insurgés de la paix de la Jaunaye, sous l’impulsion de Hoche, qui a initié la phase de pacification.

L’arrivée de ce nouveau chef républicain, avec ses méthodes nouvelles, a permis l’établissement du dialogue, en accord avec les aspirations de la population, en particulier le respect des pratiques religieuses et l’implication du clergé dans la réorganisation de la vie quotidienne. C’est ainsi que la reconnaissance mutuelle entre les différentes parties a progressivement été rendue possible. On retrouve ce type d’attitude dans l’action de Lyautey en Afrique du Nord ou, plus récemment, dans les directives du général Mc Chrystal lors de sa prise de fonctions à la tête de l’ISAF.

Dans les conflits modernes, au cours de cette phase, la population est encore la cible d’actions de communication visant à préciser et faire connaître les objectifs de la Force : protéger les populations, éliminer les insurgés, restaurer la présence gouvernementale et assurer la paix civile. Il s’agit également de bien faire comprendre que la Force restera sur le théâtre tant que ces objectifs ne seront pas atteints. L’Afghanistan constitue à ce titre un contre-exemple frappant, puisqu’une date de début de retrait a déjà été annoncée, sans tenir compte des résultats concrets obtenus.

En outre, il est important pour la Force de recenser les besoins vitaux de la population, qu’il sera nécessaire de préserver ou de satisfaire. Qui plus est, la participation des acteurs locaux aux actions de stabilisation doit systématiquement être recherchée.

En Vendée, la phase de normalisation s’est déroulée relativement longtemps après la fin des combats, et après d’importants changements politiques au niveau national. En effet, c’est Bonaparte qui fut le promoteur de la normalisation en Vendée. Certaines des mesures prises concernaient directement la population, à la fois pour l’associer au renouveau de la région (création d’une garde nationale et enrôlement dans ses rangs des anciens insurgés ; concordat) et pour la surveiller de plus près (déplacement de la préfecture à La Roche sur Yon, à proximité immédiate du bocage).

Aujourd’hui, au cours de cette phase, il s’agit pour la Force de combiner action et communication afin d’augmenter l’efficacité des opérations de reconstruction et de restauration de la vie de la cité. Les enjeux sont notamment de rétablir des conditions de vie normales (voirie, accès à l’eau, écoles, hôpitaux, police…), de contrôler la population afin d’isoler les insurgés qui poursuivraient la lutte (recensement, couvre feu éventuel…) et d’accroître encore le soutien de la population à l’action de la Force par la réalisation de projets économiques, sociaux, culturels, sanitaires ou autres, ainsi que par le rétablissement des autorités locales.

Enfin, on définit aujourd’hui certains critères d’évaluation du niveau de réussite de cette phase cruciale : recueil de renseignements spontanés au sein de la population, niveau d’implication des acteurs locaux, retour des déplacés. En Vendée, ces critères se sont manifestés dans la reprise du commerce et de l’activité agricole, ainsi qu’avec le retour au pays du clergé réfractaire et de la minorité républicaine.

Malheureusement, à l’inverse de ce qui vient d’être dit, les unités engagées s’installent aujourd’hui souvent dans des camps retranchés à l’extérieur des agglomérations, soit pour assurer leur protection (Warehouse, Bagram Airfield, ou Kandahar Airfield en Afghanistan), soit par facilité ou souci d’économie (Novo Selo, au Kosovo). Elles prennent ainsi le risque de se couper de la population : il s’agit donc de maintenir les mesures de « force protection » à un juste niveau.


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La phase de sortie de crise et de reconstruction, étudiée préalablement en ce qui concerne la population, recouvre bien d’autres aspects. En préambule, il faut noter que si la sortie de crise fait partie de la manoeuvre opérationnelle dont elle est le but, la reconstruction, impérative pour éviter la génération d’une nouvelle crise, peut être modulable dans le temps comme dans l’espace. Elle peut être parcellisée, selon les impératifs et objectifs prioritaires, voire partiellement différée.

Sortie de crise et reconstruction impliquent toutes deux une volonté et des objectifs politiques affirmés. Le chef militaire peut conduire et gérer la première dans le cadre de ses attributions ou de délégations. Il peut coordonner les actions de la seconde, mais l’implication d’acteurs économiques ou d’agents spécialisés extérieurs à la Force (locaux ou étrangers) reste incontournable.

Les modalités de la sortie de crise et de la reconstruction en Vendée présentent des similitudes avec la doctrine actuelle, malgré l’absence de volonté de reconstruction dans l’intérêt des populations. En effet, on peut penser que les reconstructions opérées, autres que religieuses, servaient avant tout l’intérêt de l’Etat : contrôle administratif, économique et judiciaire au plus près par transfert de l’autorité préfectorale ; intérêt stratégique militaire et policier dans le développement des axes de communication. Cependant, l’essence même du conflit et l’absence notoire de prise en compte du facteur humain à cette époque ne permettent qu’une comparaison limitée avec la nature et les facteurs prépondérants des opérations conduites de nos jours.

A propos de la sortie de crise, on distingue trois principaux points d’analogie entre la guerre de Vendée et les conflits actuels.

Tout d’abord, la recherche de l’affaiblissement et de l’isolement des chefs rebelles en les divisant par la manoeuvre et en les coupant de leur base. La négociation individuelle qui s’ensuit met le chef loyaliste en position de force. C’est dans cet esprit que fut signée la paix de la Jaunaye.

Ensuite, la volonté d’apaisement par une attitude de pardon, afin de dépassionner le conflit : Bonchamps libérant les prisonniers, Hoche intégrant les vétérans blancs dans des unités de garde régionale. Ce dernier exemple peut d’ailleurs être rapproché de ce qui a été tenté au Kosovo (avec un succés mitigé en termes de corruption…) en intégrant les anciens de l’armée de libération (l’UCK) au sein des nouvelles forces de sécurité, le KPC et le KPS.

Et enfin, l’acceptation par les deux camps de concessions limitées dans la négociation pour trouver un compromis acceptable et accepté (ni affaiblissement, ni déshonneur).

Concernant la reconstruction, il s’agit de dépasser l’aspect purement physique et de s’intéresser à la reconstruction administrative et politique, plus complexe, mais plus durable. Dans ce cadre, trois domaines peuvent apporter des éléments aux conflits actuels.

En premier lieu, le domaine religieux : un concordat est établi en 1801 qui normalise en Vendée les rapports entre le clergé et la République et l’évêché de Luçon est recréé en 1817, ce qui officialise cette normalisation en desserrant l’étau du contrôle de l’Etat sur l’Eglise.

Dans le domaine administratif, on citera le transfert en 1804 de la préfecture de Fontenay le Comte à la Roche sur Yon par Napoléon. Cela tire un trait sur les évènements du passé en déplaçant la représentation du pouvoir central pour repartir sur des bases nouvelles. Il faut d’ailleurs noter que Napoléon fait ici d’une pierre deux coups : sous couvert de créer une nouvelle relation, plus apaisée, entre la Vendée et Paris, il rapproche la préfecture du coeur du bocage et rend plus efficace le contrôle de la région…

Enfin, dans le domaine économique et social, les autorités procèdent entre 1820 et 1824 à un recensement des anciens combattants vendéens non enrôlés dans la Garde Régionale, afin qu’une pension d’ancien combattant leur soit versée.

Les actions menées en Vendée dans ces trois domaines entrent tout à fait dans ce que l’on nommerait aujourd’hui une « politique de réconciliation nationale ».

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En conclusion, on peut dire que cette analyse démontre la nécessité, par l’approche globale de la manoeuvre, d’intégrer dès la conception des opérations la phase de sortie de crise et la phase de reconstruction, au service de l’état final recherché (une situation de paix stable dans un pays viable). Cela passe au moins par une limitation maximale des effets collatéraux tactiques et une sauvegarde des structures sociales, administratives et économiques existantes.

C’est exactement le contraire qui a été fait en Irak après la chute de Saddam Hussein, avec la décision de Paul Bremer (très influencé par l’idéologie néoconservatrice du messianisme américain) de dissoudre l’armée et l’administration : le pays mettra des années à s’en relever. A cet effet, quel que soit le cadre (national ou multinational) dans lequel il agit, le chef militaire responsable des opérations devrait pouvoir exiger de l’autorité politique compétente la désignation claire des objectifs stratégiques nécessaires à l’accomplissement de sa mission et à l’atteinte de l’état final politique recherché. C’est malheureusement rarement le cas car le succès d’une opération militaire dépend en grande partie du degré de détail de sa planification et donc du temps qui lui est consacré, ce qui est souvent peu compatible avec le temps politique qui veut que les décisions soient prises le plus tard possible afin de limiter les risques au maximum. On voit donc trop souvent les autorités militaires contraintes soit de travailler sur la base d’hypothèses politiques non confirmées, soit d’attendre le dernier moment pour se mettre à planifier dans l’urgence.

Enfin, une question reste en suspens : doit-on et peut-on conduire des négociations d’apaisement avec toute faction combattante, notamment extrémiste ou terroriste ? La guerre de Vendée nous donne une réponse. Seule la volonté de dialogue a permis de dépasser l’image que chaque camp se faisait de l’autre et d’arrêter l’escalade des atrocités afin de sortir progressivement de la crise.

En effet, au début des évènements, pour les chefs de la Convention, les insurgés étaient bel et bien ce que l’on appellerait aujourd’hui des terroristes. C’est hélas un refrain désormais classique. Mais même si le recul historique (parfois couplé à un manque de recul idéologique…) permet d’affirmer que la terreur fut l’oeuvre de l’armée républicaine, bien plus que celle des insurgés qui ont été contraints d’entrer dans ce jeu, ces derniers ont néanmoins commis leur part de violences : il faut être deux pour qu’une telle escalade soit possible…

Le paramètre « guerre civile » est donc essentiel car il consacre un divorce au sein de la Nation qui ne peut se solder que par le « pardon / amnistie » ou par l’extermination (fort improbable) de l’un des deux camps. C’est ce qui s’est passé en Vendée, et ce que l’on voit encore de nos jours avec par exemple les commissions « vérité et réconciliation » en Afrique du Sud ou leurs équivalents dans de nombreux pays meurtris par la guerre civile, notamment en Amérique Latine et peut-être dans un avenir proche en Côte d’Ivoire.

Ce paramètre est d’ailleurs nettement sous-évalué en Afghanistan, du moins pour le spectateur occidental à qui l’on donne à voir la Force internationale d’un côté, les insurgés de l’autre et la population au milieu, en occultant bien souvent le fait que ce conflit est avant tout celui de la Nation afghane, de l’armée et des forces de sécurité afghanes, des autorités afghanes. Dans ce cas, le soutien aux forces locales doit passer pour la Force internationale, par l’acceptation d’endosser si besoin le « mauvais rôle » et de laisser aux acteurs locaux les bénéfices des succès obtenus. Car ce sont eux qui resteront et qui auront à gérer les conséquences à long terme du conflit. Ils ont donc besoin de constituer dès à présent un capital de crédibilité durable.

Malgré les progrès accomplis, le chemin à parcourir est encore long, et tout porte à croire que les opinions publiques occidentales ne le supporteront pas. C’est le rôle du pouvoir politique de les convaincre. Dans le cas contraire, les forces internationales seraient contraintes de se retirer en abandonnant les forces locales au milieu du gué, seules et vulnérables, avec au coeur un sentiment de trahison bien compréhensible.

PY Bourboulon