Sufjan Stevens - The Age of Adz Tour, Barcelone, le 26/05/11

Publié le 01 juin 2011 par Oreilles

S'il y avait un événement à ne pas rater cette année, c'était bien la tournée de Sufjan Stevens. Aux commandes de ce qu’il appelle son « vaisseau spatial », il faisait escale la semaine dernière à Barcelone. Il y était programmé dans le cadre du festival Primavera Sound certes, mais pourtant totalement en marge du reste de la programmation. En marge physiquement tout d’abord, puisqu'il jouait dans l’espace bleu cosmique du déroutant auditorium des architectes Herzog & De Meuron, situé en dehors du site du festival à proprement parler. Qualitativement ensuite, tant le spectacle et la performance proposés se situaient indéniablement au dessus de tout ce que le festival proposera par ailleurs.

Car nous pénétrons ici dans un autre monde, dans celui des artistes qui voient plus loin : ici, en l'occurrence, vers l’infini. Nous pénétrons ici dans un autre monde, dans celui des musiciens qui savent, et dont nous savons, que leur interprétation sera incroyablement juste, précise, parfaite. Le souci de justesse étant hors de propos, l'enjeu de la performance s'en voit déplacé, vers l'expérience artistique totale, où tout est pensé à la note et au millimètre près, et qui vise à bâtir un réseau inépuisable de signifiants et de références autant qu’à émouvoir le spectateur de manière violemment épidermique. À partir de là, Sufjan Stevens peut se permettre tout ce qu'il désire : la démesure en apparence, et pourtant simplement des moyens à la hauteur de ses ambitions, qu'il explique un peu plus entre chaque chanson, au fur et à mesure du spectacle. Et pour viser l’infini, il n’y a jamais assez de projections foisonnantes, de chorégraphies virevoltantes, de musiciens en abondance, de costumes fluorescents, de lumières hypnotisantes, d’effets d’écrans et de transparence. Pendant deux heures, le cerveau du spectateur est extrêmement sollicité, ce qui n'est pas sans causer malaise et vertiges. Certains réagiront par le rire, d’autres par les larmes. Mais après deux heures, tous ressortirons vidés.

Il était amusant de constater à quel point le festival faisait la part belle au culte maniaque de l’Album, de nombreuses formations étant venues interpréter leur album culte dans l’ordre et en intégralité. De même, ce spectacle aurait pu s'intituler "Sufjan Stevens performs : The Age of Adz", puisqu’il lui était entièrement consacré. Pourtant, à l’inverse des autres, The Age of Adz est interprété selon un tracklisting différent. C’est un choix qui, en apparence, ne respecte pas le saint ordre de l’album, mais qui pourtant en restitue l’essence même : la dialectique de déconstruction / reconstruction. Rappelons que l’une des caractéristiques les plus marquantes de ce disque est la manière dont Sufjan Stevens y déconstruit ses chansons en leur sein même pour mieux les reconstruire à l’aide de beats électroniques et de sons de synthés. C'est ainsi qu'il y déconstruisait d’un même mouvement tout son appareil folk et baroque habituel, mêlant à ces sons nouveaux cuivres, vents et cordes dans une orchestration d’un genre inouï.

C’est donc avec cette démarche en tête que l'interprétation de The Age of Adz s'ouvre sur... un morceau qui n'y figure pas. Il s'agit de "Seven Swans", commencé au banjo, puis gonflé, transformé, Adzifié, avant que Sufjan Stevens, affublé d’ailes gigantesques, ne jette son banjo au sol dans un élan de violence. Le choix n’est bien sûr pas innocent, il est là pour signifier quel monstre lui et sa musique sont devenus.

Immédiatement, le groupe enchaîne avec "Too Much" (les titres et paroles des chansons deviennent plus que jamais éloquents). Sur l’écran de projection, c’est le clip réalisé pour le single qui est diffusé. Et c'est à ce moment-là que l'on comprend que l'album, comme le clip, n'étaient non pas une finalité en soi, mais bel et bien parties d'un ensemble plus grand, probablement prévu en amont : le spectacle qui se déroule sous nos yeux. Et c’est un des motifs qui sous-tendent l’ensemble de l’œuvre : la partie immergée de l’iceberg, l’arbre qui cache la forêt. Sur disque, l’électronique dissimulait la réalité organique des chansons. Sur scène, le rapport est inversé : les instruments classiques constituent la partie visible, alors que les différentes strates électroniques proviennent de machines visuellement discrètes. Les volcans qui font rage pendant "Vesuvius" ne sont que la partie visible d'un système plus grand, la Terre, elle-même partie d’un système plus grand, le Cosmos. L’écran de projection est d’ailleurs en forme de pyramide tronquée : la base cache le sommet, qu'il nous faut donc imaginer, pointé droit vers le ciel.


L’imagerie cosmique parcourt l’ensemble de la performance. Mais cette incitation à la réflexion métaphysique sur la place des choses dans l’univers est illustrée, avec un degré d’humour difficile à situer, par des visuels d’une naïveté empruntée à tout un pan de la pop culture, celle des Comics (aujourd’hui étonnant anagramme) et de la SF de série-B. Musicalement aussi, l’ouverture de "The Age of Adz" (la chanson) renvoie aux musiques de films d’invasions extraterrestres. C’est donc là que la forme pop des chansons prend tout son sens.

Toute cette imagerie, et même l’ensemble du projet a été inspiré par et emprunté à la "muse" actuelle de Sufjan Stevens, l’artiste autoproclamé prophète Royal Robertson, qu’il présente longuement dans un intermède discursif, à l’aide de photographies projetées. Royal Robertson y apparaît comme la parfaite figure de l’artiste illuminé. Et à ce moment-là, on se demande ce qui a pu se passer dans la tête de Sufjan Stevens pour qu’il s’engage dans un tel credo avec une telle foi. Peu de mystère est fait autour de la dépression qui a précédé la réalisation de The Age of Adz. Au cours du concert, Sufjan Stevens se décrit lui-même comme un dépressif schizophrène. Et au milieu des grands thèmes métaphysiques que sont l'essence des choses, l'ordre cosmique, le rapport entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, le commencement et la fin du monde, c'est son propre malaise intime qu'il met en scène (cf., entre autre, la reprise intimiste de "The One I Love" de REM). Et c'est cela qui rend la performance si émouvante.

Lorsque débutent les premières notes de l’intense demi-heure d’"Impossible Soul", on sait que c’est émotionnellement que, en tant que spectateur, nous nous engageons. L’engagement sera finalement physique, tant le joyeux bordel organisé pousse à se lever de son siège. Les différents mouvements de la chanson font passer les spectateurs d’un état d’euphorie extatique collective à un état de mélancolie intime. C’est le bordel dans les émotions. C’est le bordel partout, pourtant tout ordonné. C’est des costumes improbables et des duos à l'auto-tune. C'est un certain reflet de notre époque sous une perspective cosmique. Et c’est un "Chicago" pour un rappel magnifique, où tout finit sous des ballons et des confettis, pour une dernière expérience de l’ordre et du chaos.

À la lecture de cela, certains me répondront « ce n’est que de la musique pop, enfin. » Auxquels je répondrai « oui, c’est cela, et c’est tout le reste. » Je crois que l’on a ici dépassé le cadre minuscule de la pop ou de la musique indie. Je crois que, justement parce qu’elle met en relation sa propre condition pop, dont elle est pleinement consciente, avec une réflexion infiniment vertigineuse, nous sommes là face à l'une des œuvres majeures du spectacle vivant de ce début du XXIème siècle.