Morand parmi nous

Publié le 01 juin 2011 par Siheni
De temps en temps, il survient un nouvel écrivain original (appelons-le si vous le voulez, Jean Giraudoux ou Paul Morand, puisqu'on rapproche toujours, je ne sais pourquoi, Morand de Giraudoux, comme dans la merveilleuse Nuit à Châteauroux, Natoire de Falconet, et sans qu'ils aient aucune ressemblance). Ce nouvel écrivain est généralement fatigant à lire et difficile à comprendre parce qu'il unit les choses par des rapports nouveaux.
Ainsi Marcel Proust, par une mémorable préface, accueillit-il le jeune auteur de Tendres Stocks. Il l'y comparait au Minotaure de la légende. Est-ce à dire, pour autant, qu'il avait le corps d'un homme et la tête d'un taureau ?
Il est vrai, Proust savait bien de quoi il parlait : il s'en explique longuement dans son texte, une nouvelle (et magnifique, faut-il le dire ?) leçon de style dans laquelle, s'il ne ménage pas les sommités de l'époque, il tresse par contre à son héros des lauriers bien enviables en l'affiliant, après Baudelaire, à un maître tout aussi respectable, Stendhal. Bel hommage : songez que le petit monstre n'était encore que consul, avant de briguer le lustre des ambassades - et ce serait pour bientôt. Mais nulle ironie, naturellement, ou en tout cas guère plus qu'il ne faut quand on s'adresse à un élève, fût-il son préféré ou justement parce qu'il est son préféré.
Après tout, il ne s'agissait que d'applaudir à la nouveauté d'une voix. Et quelle voix, hein ! Des reproches, certes, il y en a, et l'auteur d'A l'ombre des jeunes filles en fleurs les justifie, mais, reconnaissons-le, sans trop y exercer sa dent (il préfère en réserver la pointe à Sainte-Beuve, voire à Taine, Anatole France, pour ne citer qu'eux) : Il (Morand) a quelquefois des images autres que des images inévitables. Or, tous les à peu près d'images ne comptent pas. L'eau (dans des conditions variables) bout à 100 degrés. A 98, 99, le phénomène ne se produit pas. Alors mieux vaut pas d'images. Reste ce qui n'est pas images, l'éclat du regard vif, à peine moqueur, pour rendre le sillage net d'une lumière passante, une femme, par exemple, ou l'effleurement furtif d'une émotion, parfois d'un sentiment quand on ne peut faire moins. Toujours le grand style, pur XVIIIème : on se souviendra peut-être de Vivant-Denon (auteur d'un joyau : Point de lendemain) ou d'un Crébillon fils (Les égarements du coeur et de l'esprit) sans soupirs. Mieux : de Buffon, pour ce qui est de la parfaite adéquation de la forme au propos. Le souffle retenu d'un coureur de cent mètres. On comprend l'admiration de Proust. Même Sollers prétend en être resté baba, ce qu'il serait plus facile de comprendre. Dommage que l'école, elle, n'ait pas encore suivi : il y aurait là cependant pour elle d'excellentes alternatives à la dictée de Mérimée.
Pour ce qui est de la difficulté à le comprendre, n'en croyez rien, ou plutôt entendez ceci : il faut souvent à l'esprit que le temps ait travaillé à sa place pour qu'il consente à s'acclimater enfin à ce qu'il ne connaissait pas. Il en va en littérature comme en peinture, ou en musique. Les exemples ne manquent pas : Renoir, Beethoven, Wagner...
Cela dit, on se demande ce que Paul Morand vint à penser du témoignage de son mentor. Probable qu'il ait eu cet oeil tant soit peu narquois qu'il arborait lorsqu'il vous écoutait - ou feignait de vous écouter. De fait, c'était sa manière à lui de paraître présent, une sorte de pose de garçon bien élevé. Placé dans le même cas, on imagine que Radiguet, lui, eût vissé son monocle pour vous démontrer en quoi les poètes ont toujours raison. Mais n'est-ce pas ce que Proust disait, d'ailleurs ? Qui détenait la clé des labyrinthes les moins fréquentés ? Nous posâmes un jour la question à Jacques de Lacretelle, à qui nous étions venus dire notre admiration pour Silbermann (un chef-d'oeuvre romanesque !). Il nous répondit de sa voix haut perchée : "Mais Proust, mon petit, mais Proust, voyons !" Comme ça. Sans hésiter.Et pour le coup, ce matin-là, il nous parla de Proust qu'il avait connu et aimé.
On conviendra que tout cela est charmant. Et plus encore quand on sait que Morand se comparait davantage à un oiseau qu'au rejeton expiatoire de Pasiphaé. Il avait raison, de son propre point de vue : de l'oiseau, bien peu avaient autant que lui la légèreté, possédaient comme lui un compteur de vitesse, sans parler de l'altitude, au propre et au figuré ; et cet oiseau-là - peut-être piaf ou merle moqueur - deviendrait plus tard maître à son tour pour de bruyants jeunes gens qu'une presse aujourd'hui disparue rassemblerait hardiment sous l'appellation, un rien tapageuse, de "hussards", due initialement à Willy de Spens (puis reprise par Bernard Franck dans une de ses chroniques aux Temps modernes, pour désigner Nimier et sa bande).
C'est qu'il était d'un siècle qui commençait, et c'était celui des machines volantes. Il n'en négligerait aucune. Son oeuvre en aurait l'élan, et même la palpitation, sinon la fulgurance. Tout compte fait, ni piaf ni merle moqueur, plutôt grand oiseau, de la famille des migrateurs. A moins qu'il ne les fût tous à la fois, ce qui eût bien été de lui, afin de mieux tromper l'espace, ou encore le temps ; parce qu'il en jouait, du temps, en vrai magicien qu'il était aussi. Il courut Venise, mais également New York. C'est clair : il était partout.
Lisez Tendres Stocks, pour revenir à ce premier pas : un portrait en triptyque. Trois femmes ainsi présentées par Gallimard, son éditeur : Clarisse, poupée percée à jour d'un mot brusque ou par une image inattendue. Delphine, douce et instable créature, entre débauche et mysticisme. Aurore, "belle comme la femme d'un autre".
Un premier pas que suivraient bien d'autres. Sur d'autres chemins : non seulement des nouvelles ou des récits brefs (Ouvert la nuit, Fermé la nuit, La Folle amoureuse, Fin de siècle), mais des romans (France-la-Doulce, Montociel, Tais-toi), ses points de vue critiques rassemblés dans Montplaisir en littérature, ses biographies (dont Fouquet ou le soleil offusqué).
Cela fait une oeuvre. Et que l'ensemble en soit désormais disponible dans la Bibliothèque de la Pléiade, voilà un plaisir auquel il est bien difficile de résister.
(Article initialement paru au Littéraire.com)