Le Baron de Roquegente l’accueille à la gare de Limoges d’un familier :
« Bonjour ! Baron van Swieten ! Par ici, vous ! » ; ils s’installent dans la voiture et tout en conduisant, le Baron engage une conversation très relevée sur les difficultés posées par « Le Pâtre sur le Rocher », à quoi il répond comme il peut, évoquant l’habitude de jouer avec Serena, ces nombreux concerts où ils ont eu l’occasion de jouer ensemble, il se répète, patauge, et oublie de lui demander comment il a fait pour le reconnaître à la gare parmi les voyageurs venus de Paris ; la réponse vient indirectement :
« Ah, vous savez, j’ai de nombreux enregistrements de vous deux avec le pianiste d’avant, audios et vidéos, je vous connais bien ; ce que vous faites me plaît infiniment. »
Il le remercie, puis suggère en fixant le Baron au volant :
« Vous ne prenez pas la route de la Dordogne… Excusez-moi, je connais un peu la région et…
- Non, pas vraiment répond le Baron en riant… euh, comment vous expliquer ? Euh, nous allons effectuer un détour pour aller plus vite ! »
Il rit sans comprendre, mais la voix de son chauffeur reprend abruptement :
« Le Marcato, là, c’est plus ou moins une bête, non ? »
Il fait oui de la tête et avoue :
« Je n’ai jamais pu le supporter.
- Le problème, c’est qu’il est bon !
- Très bon ! Excellent, même.
- Un tempo de machine à coudre, reprend le Baron. Rien ni personne ne peut l’arrêter. Un métronome, on dirait qu’il coule son immense corps à l’intérieur du piano. Je les ai entendus répéter, incroyable ! Autant il est rigide, à la limite de la machine, autant elle est souple, délicate, puissante, acrobatique et … et belle !
- Très belle !
- Je ne comprendrai jamais les couples ! Et il y a longtemps que vous jouez avec ce butor ?
- Un an à peu près! Le précédent, celui que vous connaissez par les enregistrements, est mort. Suicide, semble-t-il.
- Oh, excusez-moi fait le Baron !
- Vous savez ce n’est pas sûr. Enfin, c’est comme ça. Marcato était son élève depuis des années, alors bon, on a fait des essais ; je n’étais pas très chaud, mais Serena y tenait.
- Votre ancien pianiste était tellement souple, quelle classe ! s’exclame le Baron, quel dommage ! Restent les enregistrements, heureusement. »
Il fait oui de la tête, se souvient un instant du printemps précédent, pluvieux, couvert d’un voile gris tout le mois de mai, le vent avait même emporté quelques tuiles de son ermitage provincial. Puis le suicide du pianiste, les doutes, Serena en pleurs, l’autre brute déjà là, vautour perché dans les allées du Père Lachaise, les chants d’oiseaux, des merles surtout, trilles horizontaux.
« Ah, nous y voilà, fait le Baron, en désignant un portail métallique qui s’ouvre sur un macadam circulaire. Vous n’avez rien contre l’hélicoptère ?
- Non, non. »
Il ment : terrifié par le vertige, il se prend à songer que c’est un mauvais rêve, le Baron sourit et lui assure qu’il pilote ces engins depuis longtemps:
« C’est une mauvaise habitude ! Je ne supporte pas les routes secondaires et pour arriver au château, c’est pas de la tarte ! »
Il a envie de l’interroger sur sa fortune, ne le fait pas. Ils embarquent dans la machine, les rotors tournent, on décolle, il croit qu’il va mourir de terreur, songe « le vide, le vide ! », enfouit sa tête contre le montant latéral, s’efforce de n’en rien voir. Le Baron l’oblige à mettre le casque de communication et bientôt il entend la voix de son pilote :
« Mais bon sang, n’ayez pas peur ! Regardez ces merveilles ! Voilà sud sud-est, on aura bientôt la vallée de la Vézère, vous allez voir, ensuite on suivra son cours et on atterrira à Roquegente, une demi-heure, un peu plus, laissez-vous aller ! Ôtez-moi ces mains de votre visage, profitez, ce n’est pas si souvent !
- Je ne peux pas, murmure-t-il. »
Un long moment il n’entend que la respiration du pilote et soudain le Baron chantonne la partie centrale du « Pâtre », lorsque la clarinette dialogue au plus près de la voix, semble flotter sur l’abîme d’un piano qui répète les accords… il se décide, jette un œil sur le paysage en contre-bas et dit enfin :
« On dirait une partition…
- Vous voulez dire les taches là, et ces lignes électriques ?
- Oui, oui… » C’est tout ce qui lui vient. Le Baron sourit en le regardant de côté :
« Je sais, c’est extravagant, mais que voulez-vous, c’est la destinée. Héritier d’une famille qui travaille dans le chocolat, je n’ai aucun mérite à tout ça, l’hélicoptère, la fortune, c’est comme ma pseudo noblesse, aucun mérite je vous dis. Aucun effort. Alors je me suis mis au piano et j’ai donné ma vie à la musique, c’est quand même autre chose ! » Il fait oui de la tête, pense qu’il aurait pu prendre la place du Marcato, qu’au fond… Il est devancé par le Baron :
« J’aurais pu jouer la partie de piano pour le récital, mais Serena, vous comprenez, ce n’est pas comme ma femme, Serena est une star… elle décide !
- Votre femme…
- Oui, oui, elle aussi est cantatrice! C’est une élève de Serena !
- En fait pour ce récital, vous n’aviez besoin que d’un clarinettiste, pour le reste… vous avez tout sous la main ! »
Il rit légèrement et sans plus de précautions lui demande s’il ne pourrait pas jouer aussi ses Vacillements dans l’espace de la langue pour clarinette seule, et lui aussitôt :
« Comment connaissez-vous l’existence de ces pièces ? Je ne les ai jamais enregistrées !
- Elles ont été éditées ! Je les ai. Vous pourriez nous faire ça ? Ce serait un grand honneur. Permettez-moi un sentiment de néophyte pour ce qui concerne votre instrument ; ces pièces sont étranges, la solitude de l’instrument est efficacement utilisée, on est au cœur de l’existence aujourd’hui ; les lisant j’ai cru entendre des voix, non, une voix, pardon, une voix seule qui résonne dans – excusez le cliché – … dans un silence assourdissant. »
Il remercie, pense qu’il n’a jamais lu pareilles réflexions dans les quelques recensements qui suivirent la parution des pièces, sourit, se penche vers le hublot, admire les splendeurs déroulées de la Vézère, où le vert cru des chênes se mêle aux sombres trembles sous le soleil de mars finissant. La rivière immobile trahit son mouvement dans les méandres : l’écume s’y forme sur des plages inviolées.
Le peu qui a été dit le rassure ; il va peut-être avoir un auditeur digne de ce nom.