La fin du royaume des fées

Par Mafalda

En lisant les contes merveilleux, ne vous est-il jamais arrivé de vous demander pourquoi les fées qui, autrefois, accomplissaient tant de merveilles, suscitaient de si invraisemblables aventures, n’existent plus.
Les conteurs, en effet, ont oublié de vous dire comment finit ce royaume de la féerie, par quel événement nous avons été privés de l’intervention surnaturelle des génies.
Je veux vous le conter aujourd’hui.
Il y avait une fois un prince d’Andalousie, très jeune et très beau nommé Guzman. Il devait épouser sa cousine, la princesse Zangora, que la fée Gnomis, sa marraine, avait dotée de dons précieux : beauté, esprit, bonté, richesse.
A ce mariage, qui devait réunir deux grandes maisons, on avait convié une foule considérable de princes, de seigneurs et, pour complaire à la fée marraine, toutes les fées du globe.
Toutes s’en réjouissaient fort et faisaient déjà des projets sur leur apparat, sur les présents à faire aux mariés, voulant s’éclipser les unes les autres, et surtout éblouir les simples mortels.
Mais voilà qu’au dernier moment, on apprit une nouvelle fort contrariante. Un vieil officier du palais avait rappelé au roi régnant la tradition établie de tous temps dans la famille, et qui voulait que chaque prince de la dynastie se mariât dans le mausolée élevé sur la sépulture du premier roi de la race.
Le roi, s’étant en effet rappelé cette coutume, avait, par respect pour les usages établis, décidé que le mariage se ferait dans la chapelle. Mais cela modifiait toutes les dispositions prises. A cause de l’exiguïté du sanctuaire, il était impossible d’essayer de placer les inviter selon les lois de la préséance. Le roi décida que chacun se caserait comme il pourrait, tant qu’il y aurait de la place.
Le surcroît resterait à la porte, les fées comme les autres.
Vous pensez bien qu’une telle mesure n’était pas faite pour flatter l’orgueil des fées, qui s’attendaient à trôner aux premiers rangs.
Il faut dire aussi, qu’étant fort curieuses de leur naturel, elles auraient bien voulu jouir du spectacle charmant de l’union des deux princes.
Elles se récrièrent, se montrèrent lésées dans leur amour-propre ; bref, ce contre-temps fut l’occasion d’une grande réunion qu’on fixa à la nuit qui devait précéder le mariage, dans une immense forêt.
A l’heure indiquée, l’assemblée jugée complète, la présidente ouvrit la séance, et chacun prit la parole à son gré. Je n’affirme pas que si le roi eût pu entendre ce concert de récriminations, il n’eût pas regretté sa détermination.
«Ces orgueilleux, ne savent-ils donc pas, disait la Fée des Airs, que, à l’instant même, assemblant mes nues, je puis faire s’écrouler sur eux ce fétu de temple.
- Et moi, ajoutait la Fée des Eaux, ne puis-je, si je le veux, déchaîner un torrent qui fera vaciller sur sa base ce joujou de chapelle, et entraîner comme des atomes ces soi-disant grands princes.»
Ainsi chaque fée, chaque génie, vantait un moyen de destruction.
Le Génie du Tonnerre voulait, à l’instant où le prince passerait l’anneau au doigt de sa fiancée, faire éclater sur eux sa foudre, tandis que le Génie du Feu assurait que ce serait d’un bon exemple d’allumer, à la place même de la chapelle, un incendie qui, brûlant à perpétuité, rappellerait l’offense faite aux fées toutes-puissantes. »
«Sans compter, reprit soudain une voix douce, que vous serez bien avancés quand vous aurez fait le malheur de ces pauvres enfants. Est-ce leur faute, après tout, si les lois d’une sotte coutume nous privent d’un plaisir espéré. Je puis vous affirmer, au contraire, que la princesse, ma filleule, en est fort désolée.
- La fée Gnomis a raison, cria une petite voix pointue, celle de la Fée Curieuse. Tandis que vous vous laissez aller à la colère, moi j’ai trouvé, je crois, le moyen de voir quand même.
- Voyons, voyons ?

- Rien de plus simple, reprit Curieuse. Pour rien au monde, nous ne voudrions nous exposer à être bousculées, entassées comme de simples créatures, et nous sommes justement irritées d’être traitées en cette occurrence, nous, toutes-puissantes, comme le dernier des petits barons. Mais qui nous empêche de nous distinguer, de nous trier en changeant de forme ? Voici donc ce que j’ai pensé : nous, les fées, nous nous transformerions en fourmis, mouches, chenilles, tandis que les génies prendraient la forme de papillons et de hannetons. Est-ce bien trouvé ? Ajouta-t-elle avec un sourire triomphant.
- Parfaitement, parfaitement, clama l’assemblée.
- Cela est très beau, reprit la fée Prévoyante, quand le silence se fut rétabli, mais vous savez, mes sœurs, que lorsque, de notre chef, nous prenons une forme quelconque, une autre fée seulement peut nous tirer de la métamorphose. Eh bien ! Comment ferons-nous, si personne ne consent à se priver de la fête ? »
Il y eut un moment de consternation.
Tous voulaient voir. Mais, tout à coup, le gros Génie Sans-Souci, qui s’était tenu à l’écart de toute cette discussion, prit la parole.
«Je me soucie fort peu, dit-il, de voir le prince Guzman épouser sa cousine Zangora. Allez donc au mariage, je me tiendrai près de la porte pour vous toucher de ma baguette, dès que vous le désirerez.
- Vive Sans-Souci ! « cria le chœur.
Le son des cloches et des fanfares joyeuses, montant de la ville, annonça l’heure de la cérémonie nuptiale. Il était temps d’arriver.
En un clin d’œil, les fées se trouvèrent à l’entrée de la chapelle, où déjà s’entassait une foule compacte.
Entre une double haie de demoiselles d’honneur et de cavaliers richement parés, les deux époux s’avançaient, resplendissants de beauté, de jeunesse, dans leurs riches vêtements, tout brodés d’or et de pierreries.
Derrière eux, venaient les parents et les quelques dignitaires choisis pour assister au mariage.
Comme le cortège passait sous la grande porte d’or massif, on entendit un bourdonnement inusité de mouches, de hannetons qui se heurtaient aux vitres, cherchant un passage, tandis qu’une nuée de papillons aux ailes diaprées, voltigeant autour du jeune couple, leur faisaient une auréole radieuse, et qu’une multitude de soyeuses chenilles se glissaient furtivement en faisant onduler leur traîne entre les rangs des invités. Puis les lourds battants se refermèrent et chacun prit place.
Papillons, mouches, hannetons se placèrent comme ils purent, qui sur le diadème d’une grande dame, qui sur le nez d’un vieux chambellan, ou sur les têtes des sphinx sculptés…
A la porte, Sans-Souci veillait - veiller est une façon de parler, car le gros génie, mollement appuyé sur une canne de maître des cérémonies, ronflait doucement - quand il se sentit touché à l’épaule, par une main légère. Il ouvrit à moitié ses pesantes paupières et reconnut près de lui la gracieuse Fée Mélusine.
La Fée des Forêts arrivait d’un voyage lointain et, n’ayant pas assisté à la réunion, elle était absolument ignorante de ce qui s’était passé.
«Je suis un peu en retard, Sans-Souci, dit-elle, vite, laissez-moi passer. »
Mais le génie, fort contrarié d’être ainsi brusquement arraché au sommeil, lui barra brutalement le passage :
«Défense d’entrer,» fit-il d’un ton bourru.
La patience n’était pas la vertu dominante des fées. Mélusine entra aussitôt dans une violente colère et, sans plus d’explications, d’un coup de baguette, elle changea Sans-Souci en un immonde crapaud.
Puis, entrebâillant la porte, elle glissa un regard dans la chapelle. Mais, à la vue de tous ces personnages enfermés dans cet étroit espace, à la vue des figures rouges de chaleur, des postures incommodes, Mélusine renonça aussitôt à son projet et, s’enveloppant d’un tourbillon, elle se laissa emporter par la brise, abandonnant à sa douleur l’infortuné génie qui, pour la première fois de sa vie, sanglotait à fendre l’âme…
La cérémonie était achevée.
De nouveau les mariés franchirent la lourde porte et, comme il s’éloignaient, suivis des acclamations de leur peuple, un fourmillement d’insectes se répandit sur le parvis.
«Mais où est donc Sans-Souci ?» s’écrie chaque fée, chaque génie.
On cherche… peu de temps, d’ailleurs !… Eh quoi ! Cet affreux crapaud vautré sous une pierre… ? Hélas ! Oui, voilà Sans-Souci.
Le résultat de cette découverte fut une scène de rage, de désespoir indescriptibles.
Les chenilles se tordaient de douleur ; les papillons s’arrachaient les ailes, les mouches, les hannetons ronflaient comme des bourdons.
Une grêle d’injures assaillit le génie. Mais après des efforts désespérés, le malheureux put enfin se faire entendre et raconter son aventure.
Vous pensez bien qu’on n’attendit pas plus longtemps pour se mettre à la poursuite de Mélusine.
Hélas ! Une fatalité inexplicable poursuivait les malheureuses fées.
Mélusine, qui ne se doutait de rien, était arrivée à un fourré qu’elle affectionnait beaucoup. Au-dessus d’elle, de grands arbres formaient une voûte fraîche, impénétrable aux rayons du soleil et pleine de chants d’oiseaux ; dans l’herbe, une source coulait discrètement entre deux haies d’iris bleus.
«Comme il ferait bon s’y baigner, vraiment, pensa la Fée. Comme un cygne au col blanc ferait bien parmi ces nénuphars !»
Décidément Mélusine est tentée… Un coup de baguette ! Et elle a pris la forme convoitée, se promettant de demander à la première fée qui passera de la tirer de là. Mais Mélusine attend toujours !
Elle attend, comme les mouches et les hannetons qui, depuis ce temps, errent à la recherche d’une fée échappée au sort commun.
Elle attendra éternellement, car les papillons aux ailes d’or, les petites mouches qui tournoient dans un rayon de soleil, et les hannetons qui font bourdonner leurs élytres, sont tout ce qui reste maintenant de la brillante légion des Fées.

J. PERINAUX