Toutes les formes de cultes rendus aux morts ne sont là que pour continuer à entretenir l’illusion que la mort n’existe pas et que même si nous ne vivons plus dans la chair et le sang, nous existons encore dans la pierre et l’encens ; dans le cœur et la mémoire de ceux qui nous ont aimés, croisés, sinon même détestés. Toutes les formes de sépultures, de prières, de messes, d’épitaphes ; les monuments et jusqu’aux arbres généalogiques ; les livres d’histoire, les photographies et autres objets les plus triviaux du quotidien sont autant d’artifices qui nous permettent de continuer à entretenir ce déni de la mort qui permet à chacun de vivre toute son existence comme s’il était immortel. Car cette mort et la perspective du néant qui attendent chacun d’entre nous sont à ce point insupportables que nous ne pouvons que travestir cette terrible vérité en continuant, par tous les stratagèmes possibles, de faire vivre ceux qui nous ont à jamais quittés et dont on finira par oublier jusqu’à l’intonation de la voix, la couleur des yeux, la forme du visage, la douceur ou le parfum de la peau... Rares sont ceux capables d’appréhender au sein de la multitude effervescente de nos vies hyperactives, les véritables enjeux de la mort. Rares sont ceux qui savent en toute lucidité qu’ils cesseront un jour d’exister, pour toujours et à jamais. De là, nous créons toute notre existence autant de décors qui nous servent à revêtir l’implacable néant qui nous cerne de toutes parts comme ultime horizon. Devant ce gouffre béant, froid, obscur et sans fond nous dressons un immense miroir fait de nos fantasmes, de nos mémoires, de nos histoires, de tous nos actes accomplis ou manqués, des souvenirs des vies de tous ceux qui nous ont précédés... Un miroir qui nous fait croire qu’une autre dimension existe et que la vie ne fait que continuer par delà cette frontière faite de nos peurs et de nos espoirs. Nous rédigeons des testaments qui nous donnent l’illusion que nous continuerons, « après », à garder le contrôle sur toutes ces choses que l’on a patiemment et souvent avec peine, accumulées tout au long d’une vie laborieuse. Continuer de garder un semblant de contrôle sur le petit monde que nous nous étions façonné avec tant de conviction.
La mort est partout et pourtant elle n’est nulle part. Tout concoure aujourd’hui à l’escamoter, à en effacer les moindres traces ; à en dissiper la plus légère odeur, les plus infimes de ses caresses sur nos fragiles consciences d’hommes et de femmes civilisés. La mort est partout et cependant elle est devenue si ordinaire, commune, banale, vulgaire, triviale, grossière, obscène, pornographique parfois. Les nécrologies, les statistiques, les catastrophes, les crimes, les épidémies, les guerres, les attentats, les suicides, le cancer, le sida, la mucoviscidose, les maladies orphelines... les morts sont partout, les morts sont pléthores... à croire que cet excès, que cette débauche de mort nous rend chaque jour, chaque minute, chaque seconde toujours plus vivant. Un bain de mort comme un bain de jouvence qui nous fait nous délecter de la sensation du vide, du vertige, confortablement sanglés, à l’abri, bien au chaud dans notre combinaison de chair chaude et de sang frais. Les morts ont un nom, un visage, une histoire que l’on se raconte entre vivants. Ces morts qui en définitive nous rassurent plus qu’ils ne nous interrogent sur notre propre destinée. Car tous ces cadavres, toute cette viande pourrie que nous empaquetons, identifions et stockons au cœur de nos villes et de nos villages ne sont là que pour nous rappeler que nous sommes, nous, toujours bel et bien vivant, riant, créant, criant, aimant, souffrant, haïssant, respirant, transpirant, soupirant et aspirant à une vie toujours plus vivante et toujours plus étrangère à cet étrange évènement qui est arrivé à cet autre que l’on ne verra plus, que l’on entendra plus, que l’on ne serrera plus dans ses bras et dont on finira par se demander s’il a jamais existé. Il est mort, et nous nous sommes en vie. N’est-ce pas là l’essentiel ? Elle est passée, nous a frôlés et nous a, une fois de plus, ignorés, oubliés, délaissés et laissés sur le bas-côté du néant ; toujours vivants !
Plus on parle des morts, moins on parle de sa mort. Les commémorations, les hommages, les rétrospectives et la sur-médiatisation de la mort sous toutes ses déclinaisons possibles sont autant de façon de nous faire croire que rien de finit jamais et que nous continuerons d’une manière ou d’une autre, de vivre, de jouir, de rire... Untel est mort, et tout de suite se déroule le plus naturellement du monde la longue liste de tout ce que cet homme ou cette femme à pu vivre. Son histoire, ses origines, les personnes qu’il a rencontrées tout au long de son existence. Ses victoires, ses défaites, ses passions, ses amis, ses ennemis... ceux qu’il laisse ou ceux qu’il suit dans l’Hadès. Jamais l’absence d’un être n’aura suscité autant de paroles, d’histoires, qui ne sont là, toujours, que pour écarter l’ombre de la mort et le silence du néant.
Les assurances-vie, les conventions obsèques, les mille et une façons de léguer ses biens, de transmettre son capital ou son patrimoine sont autant d’artifices, de gesticulations qui nous donnent un peu l’illusion que nous ne ferons que nous absenter dans la mort et que nous garderons encore le pouvoir sur les choses et les êtres qui font le monde. Comme si nous les laissions momentanément en gestion avant de revenir, tôt ou tard, encaisser les dividendes de ce que nous avons laissé en legs. On pense à tout ce qui précède ou entoure la mort, mais au grand jamais à la mort elle-même et à ce qu’elle représente de vertige, de néant, de terreur, d’incompréhension, d’injustice, d’absurdité, de vide absolu, de nausée, de perte de soi et des autres à jamais et pour toujours.
Sébastien Junca.