Il est des questions toutes simples que nous pouvons nous poser. Des questions néanmoins susceptibles de nous faire avancer beaucoup plus loin dans la connaissance que ne l’ont fait les sciences pendant plus d’un siècle de développements ininterrompus. Des questions qui, grâce au seul outil de l’imagination, de la mise en situation, peuvent nous projeter vers d’autres dimensions, d’autres points de vue et nous donner ainsi à reconsidérer le monde sous de nouvelles perspectives. Par exemple : Le monde est une certaine vision, une certaine perception pour l’homme et son espèce de manière générale. Si celle-ci venait un jour à disparaître, quelles images, quelles formes, quels aspects de ce que nous considérons comme la réalité subsisteraient-ils ? Quelle espèce serait dès lors détentrice de sa forme originale, non falsifiée, corrompue, altérée par ce que nous considérons comme une défaillance des sens et de la cérébration chez les autres espèces et que seul l’homme et son développement auraient mené à terme ? Imaginons un instant un monde qui ne serait vu et perçu que par une seule espèce animale ou même végétale. Les sciences de manière générale ne s’appliquent à chercher des vérités qu’à l’intérieur du cadre limité de notre propre perception du monde. Comment d’ailleurs une science dite appliquée pourrait-elle de fait échapper au piège de sa propre perception puisque c’est d’elle justement qu’elle se nourrie ? Au contraire, une véritable recherche de la vérité devrait systématiquement viser à sortir du cadre de notre vision du monde et par là même échapper à cette perception qui nous enferme. Hors de toute contrainte matérielle demeure l’imagination. Seul outil adapté à une recherche de la vérité. Nos sens, notre cerveau, notre corps, notre histoire, notre culture, nos sciences et nos consciences ne valent pas mieux – pas moins non plus – que ceux de n’importe quelle autre espèce animale ou végétale. Dès lors, la véritable représentation du monde, son véritable aspect est-il à découvrir plus par l’intermédiaire de telle espèce plutôt que par telle autre ? Chaque forme de vie, chaque « être au monde » met en forme un matériau, une matière aux potentialités infinies parce que justement indéfinies.
Mettons-nous à présent en situation et tâchons d’oublier jusqu’à notre humanité, notre culture, nos pré-conditionnements physiques ou affectifs, notre histoire personnelle, etc. tâchons par un effort de l’imagination de désapprendre tout ce que l’expérience nous a jusqu’à présent enseigné. Revenons comme à une sorte d’état originel, embryonnaire, placentaire et larvaire de l’évolution. Nous sommes à peine vivants ; à peine conscients ; à peine sensibles au chaud, au froid, à la lumière, à ce qui peut être liquide ou solide, à notre propre corps encore indéfini... Le monde dès lors ne se résume qu’à quelques sensations de base. Ce que nous pressentons du monde, de l’« extérieur », est à l’échelle, à la juste mesure de ce que nos sens encore rudimentaires nous donnent à percevoir, à entr’apercevoir et peut-être même déjà à voir. Mais cette notion d’extérieur elle-même n’est-elle pas déjà une falsification, une illusion et une méprise ? le résultat subjectif d’une séparation arbitraire et instinctive sinon maladive entre le « perçu » et le « percevant » ; entre le « senti » et le « sentant » ? Un peu comme si, au fil de ce que nous appelons l’Évolution, ces mouvements réflexes de repli sur soi, d’intériorisation et de dissociation avaient fini par faire se cristalliser, se coaguler des singularités, des identités et des individualités apparentes. De la même manière que certains minéraux finissent par concentrer au sein d’une matière originellement homogène, indifférenciée, une et indivisible, des minerais, des filons, des molécules et des alliages plus durs, plus concentrés et plus complexes. La conscience n’est-elle pas dès lors, et comme tout autre forme de « réaction chimique » une propriété de la matière suscitée et exacerbée par des agglomérats, des compressions et des concentrations aléatoires ? Autrement dit : La matière est tout, et tout est matière... à se représenter le monde ; son monde. Car la matière n’est pas ce seul substrat à partir duquel se sont élevées et s’élèvent encore toutes les formes de complexités et de structures ; qu’elles soient stellaires, atomiques, moléculaires, minérales, pré-biotiques, végétales, animales ou sociales. Elle est plus que cela et ne se limite pas à ce sur quoi nos corps et nos outils d’investigation peuvent agir. La conscience, le rêve, l’imagination en sont également les dernières ramifications. Je le redis : Tout ce qui est matière à perception est une perception de la matière. Il n’y a pas de discontinuité, de séparation, de plans différents. Il n’est que différentes modalités de l’être au monde. Différents aspects jamais en rupture ni en contradiction les uns avec les autres. Le tout ne se résumant qu’à un seul et même phénomène : la Vie. Cette dernière et le monde nous sont donnés d’un bloc. Une matière aux potentialités infinies ; illimitées dans l’espace comme dans le temps. Avec, contenues en elle, des possibilités de création, d’invention et d’imagination tout aussi incommensurables. Des mondes en quantités absolument inconcevables. Le tout au sein d’un univers sans limites et infiniment recomposable. Toutes ces merveilles sont autant de « divinités », de « mythologies » à découvrir, à inventer et à mettre en pratique pour les milliards d’années à venir. Tout est possible ! c’est la vie elle-même qui le dit à travers la pluralité des mondes et des « êtres aux mondes ». Tout est possible parce que tout participe de l’Être et que l’impossible est synonyme de néant. Or, le néant n’existe pas puisque le monde, l’univers et la vie existent et qu’ils sont infinis en formes, en espaces et en durées. On imagine assez mal une forme de néant consubstantielle sinon contigüe à l’existence ou au monde. La présence de l’un disqualifie et annule de facto celle de l’autre. Elle le rend caduque ; absurde. Dès lors, tout devient possible parce que nous avons fini par mettre à mal les dernières fortifications qui freinaient notre progression : la mort ; le néant ; Dieu.
L’enfant, l’adolescent, le jeune homme que j’étais encore il y a quelques années sont morts les uns après les autres. Il ne m’en reste aujourd’hui comme seules reliques, que des images, des parfums et des souvenirs teintés de nostalgie. Ils sont morts et je n’en suis pas plus troublé car la vie continue à travers cette nouvelle personnalité dont je suis l'incarnation. Ce n’est pas nous qui sentons ; c’est le monde et la vie qui sentent à travers nous. Les âges successifs d’une même existence comme les corps eux-mêmes tour à tour tirés de la terre et retournés à elle ne sont que les complexités transitoires et les différents moyens que la vie met en œuvre pour se donner à voir le monde, à le sentir et à le vivre. La mort n’existe pas en soi. Elle n’est que modalité passagère. Elle est la trace, l’empreinte, le reliquat ; ce qui reste après toute forme de changement et tout changement de forme. À notre niveau, elle n’est que l’entropie de l’anthropie. Autrement dit la quantité négligeable ; la queue de la comète ; la balle du blé. Ni plus ni moins que la dime payée à la nature et à la matière pour prix de toute métamorphose.
La mort, l’inexistence ou le néant n’existent pas dans l’absolu. Ce ne sont que les articulations, les pivots, les rouages et les axes de rotation qui permettent à la vie de s’exprimer et de progresser. Tout comme les silences et les « respirations » entre les mots ou les notes permettent à la mélodie ou à la phrase de se déployer à travers la matière et la sensation. Nous les avons érigées en réalités indépendantes alors qu’elles n’étaient que des modalités apparentes et attenantes.
C’est donc là, au cœur de ce que la vie et la matière ont de plus essentiel, de plus dur, qu’il nous faut chercher notre vérité et peut-être même les indices de notre éternité. Autant de raisons de croire encore à une forme de surhumanité. Autrement dit, en notre totale liberté vis-à-vis de nos peurs, de nos croyances, de nos morales et de nos servitudes les plus paralysantes et destructrices.
Sébastien Junca.