À n’en pas douter, nous vivons une époque formidable ! Comment peut-on aujourd’hui mettre encore en cause les bienfaits de la modernité et de la technologie ? Pour exemple : une grande enseigne de supermarché vient de lancer une nouvelle ligne de caddies absolument révolutionnaire. En effet, et toujours pour le bien-être et une plus grande liberté de la « ménagère », nos vulgaires charriots de supermarché seront désormais bardés du nec plus ultra de la technologie. Entre autres, GPS et scanner afin de ne plus avoir à chercher le rayon et les produits de notre choix. Le GPS, et ce n’est sans doute qu’un début, est désormais mis à toutes les sauces ; depuis le navire perdu en mer jusqu’au tube de sauce tomate. Autant dire que l’entrée dans le supermarché de quartier finira bientôt par relever d’une véritable expédition où les esprits les plus aventureux auront tout le loisir de donner libre cours à leurs instincts les plus sauvages. Consommer plus et toujours plus vite. Et pour y parvenir, éliminer autant que faire se peut le maximum d’obstacles et d’entropie à même de venir s’interposer entre le consommateur avide de liberté en tube, en boîte ou sous cellophane, et tous ces produits merveilleux pleins de promesses qui nous tendent les bras. Car ne nous méprenons pas, tous ces efforts ne sont bien-sûr pas tant là pour favoriser le bien-être de la ménagère que pour accélérer la cadence du tiroir-caisse.
De plus en plus souvent, à travers les différents médias tout entiers vendus à la cause du profit, le mot liberté – sans doute l’un des plus beaux, quelle que soit la langue dans laquelle il est prononcé ; le plus universel, le plus originel, le plus profondément enraciné au cœur de n’importe quel organisme vivant, fut-il une bactérie – ce mot donc est de plus en plus souvent associé à celui de consommation. On est aujourd’hui véritablement libre que si l’on consomme. Combien de fois n’a-t-on pas vu dans nombre de reportages télévisés des familles d’indigents, de mal-logés, de rmistes et autres chômeurs, revendiquer leur droit à la dignité, c’est-à-dire au téléphone portable, à la télévision numérique et au moins une fois dans l’année, à l’incontournable pèlerinage avec toute la sainte famille à Disneyland-Paris.
Nous nous croyons libres en repoussant chaque fois plus loin les barrières de la nécessité. Mais l’espace sans cesse conquis sur toutes les formes d’entropies ; les contingences matérielles, les exigences du corps et de l’esprit, ne fait qu’augmenter d’autant la longueur de la clôture qui nous protège du monde extérieur ; de la réalité. Et cette clôture, ce rempart, cette forteresse, il nous faut sans cesse l’entretenir, la renforcer, la consolider, en surveiller les moindres lézardes susceptibles de laisser filtrer insidieusement la vérité qui presse de toute part et ronge comme une invincible et invisible érosion le moindre de nos édifices. Nous passons et dépensons ainsi toute notre vie et notre énergie à sillonner de part en part notre si vaste liberté comme un puissant propriétaire terrien, mais sans jamais prendre le temps de nous en délecter. À la longue et au fil de la civilisation, ce mot seul de liberté ne voudra plus rien dire et les Diogène, les Épicure et les Démocrite n’auront plus qu’à définitivement regagner leur tonneau, leur jardin et leur cabane pour s’y enfermer pour l’éternité.
Il est des degrés dans l’apprentissage et la maîtrise de l’esclavage comme il en est dans la maîtrise d’une langue, d’un art ou d’une technique. Le premier degré – le degré zéro devrait-on dire - consiste à inviter dans son sous-sol un immigré sans-papiers, le plus indigent possible et ne maîtrisant pas la langue du pays qui n’a pas voulu l’accueillir. Enfin, le faire travailler si possible nuit et jour sans autre salaire que l’enferment, l’humiliation, les brimades de toutes sortes, la solitude, la faim, la peur, les aboiements répétés, les vexations, l’avilissement, la dégradation, les coups ; toutes les sortes de violences sinon de tortures physiques tout autant que morales... autant de vocables que l’on pourrait résumer par la déshumanisation progressive de la victime et de son bourreau. Le dernier degré quant à lui ; le sommet, l’aboutissement, le summum, la forme la plus aboutie de l’esclavagisme consiste à faire de la victime son propre bourreau. C'est-à-dire, et comme dans le cas du mouvement perpétuel ou du moteur à explosion, faire en sorte que le mouvement une fois initié s’entretienne de lui-même sans n'avoir plus à faire aucun effort sinon celui qui consiste à retirer de ce juteux commerce les dividendes qu’il procure. Depuis plus de deux mille ans, notre bienfaitrice civilisation a développé toutes les formes d’esclavages, depuis le plus grossier jusqu’au plus accompli. Nous en vivons aujourd’hui une des dernières formes, sans doute la plus insidieuse, la plus venimeuse et sans doute aussi la plus irrémédiable. Celle qui consiste à vouloir se procurer au prix de notre liberté, toutes sortes de biens de consommation. Insidieuse au point que nous nous convainquons nous-mêmes que cet esclavage moderne est absolument nécessaire à la bonne santé économique de nos nations, à la croissance et à l’emploi... cette sainte trinité qui, si l’on y réfléchit suffisamment, n’est utile qu’à elle-même, c’est-à-dire aux prêtres de la modernité et à leurs adeptes : ceux à qui profite ce qui n’est autre que l’exploitation de l’homme par l’homme et que l’on nomme pudiquement le commerce.
Diogène de Sinope disait que « le propre des dieux est de n’avoir besoin de rien, celui des gens semblables aux dieux, de désirer peu de choses ». Henri Bergson, à la fin de Les deux sources de la morale et de la religion imaginait l’univers comme une incroyable machine à fabriquer des dieux. Aujourd’hui, à près de quatre-vingts ans de la première publication de ce texte et une seconde guerre mondiale, plusieurs génocides, des catastrophes technologiques et humanitaires majeures, le baby-boom, la contraception, le clonage, la fécondation artificielle, les réseaux numériques, la guerres des étoiles, l’édification puis la chute du mur de Berlin, le viagra, la greffe du visage, les vols spatiaux, le taylorisme, le terrorisme, le réchauffement climatique et les fast-food... il se pourrait bien, à échéance, que notre planète devienne la plus généreuse pourvoyeuse d’esclaves de toute la création.
Sébastien Junca.