Bernard Magnouloux : "Le monde entier sous mes roues"

Par Titus @TitusFR
Cinq ans autour du monde et à vélo : c'est l'exploit vécu, dans les années 1980, par Bernard Magnouloux, "chevalier servant de la bicyclette" et sa fidèle monture, "Rossinante". Cette aventure et plusieurs autres, subséquentes, ont fait l'objet de récits de voyage qui continuent toujours à inspirer bon nombre de globe-trotteurs dans le monde entier. Aujourd'hui prof d'anglais en Isère, Bernard Magnouloux explique, non sans humour, préférer son statut de "has been" à celui de "wannabe" tellement à la mode...

Titus - Bernard Magnouloux, quand on rencontre quelqu'un comme vous, qui fait un peu figure de pionnier dans le domaine des voyages à vélo autour du monde, on ne peut s'empêcher de se demander ce qui, un jour, vous a décidé à partir... Vous en rêviez déjà lorsque vous étiez tout jeune ?
Bernard Magnouloux - Tout a commencé lorsque, à 16 ans, j’avais emmené mon petit frère de 14 ans en cyclo-camping pendant une semaine, sans itinéraire, au hasard des routes. Nous sommes passés par Genève, le col du Grand Saint-Bernard, l’Italie et le col du Petit Saint-Bernard. Je fus au retour estomaqué d’avoir en six peu de temps, pratiquement sans argent, avec nos « demi-course » que nous avaient rapportés nos Brevets des collèges, franchi trois frontières. Le monde tout entier s’ouvrait sous mes roues…

Titus - Dans quel milieu avez-vous grandi ? Aviez-vous une raison particulière pour être ainsi fasciné par les voyages ?

Petit-fils de paysans, fils d’ouvrier maçon, un milieu où personne n’avait voyagé, sauf par obligation, mon père déporté du travail pendant la Seconde Guerre mondiale. La fascination, je crois, venait pourtant de ce que nous habitions au bord (à quatre mètres !) de la mythique Route Nationale Sept. D’où venait-elle ? Où menait-elle ? ont été mes premières interrogations existentielles.

Titus - Entre le moment où vous en aviez rêvé et le début de votre aventure, dix ans ont passé... Avez-vous mis ces années à profit pour laisser mûrir ce projet de voyage ?
De seize à vingt-six ans, c’est exact. Je me disais qu’il fallait quand même faire mon service militaire et amasser une petite cagnotte avant de lever l’ancre. Hélas, je ne prévoyais pas que ce service obligatoire se terminerait par une désertion et un engagement non-violent militant qui allait me distraire, notamment par la prison, de mon projet le plus cher. Je ne prévoyais pas que mon idéalisme forcené, peut-être inculqué à l’école de la République, allait me faire quelque temps le disciple de Sun Myung Moon puis son ardent contradicteur en un livre de témoignage et de nombreuses conférences qui ont été le brouillon de celui et celles qui suivraient mon tour du monde.
Titus - Quel âge avez-vous aujourd'hui et quel était-il au moment de votre départ ?

J’ai, c’est amusant, très exactement le double de ce qu’il était : 53 ans.

Titus - Est-il vrai que vous aviez pris le parti de voyager sur un vélo en mauvais état car vous saviez que cela vous amènerait à coup sûr à faire des rencontres ?

Oui, pendant ma désertion, j’étais parti à vélo et, s’il n’y avait pas eu de pépin mécanique, j’aurais certainement sillonné l’Europe du Nord, tel un jeune chien fou et timide, sans jamais rencontrer personne. Donc, c’est vraiment très consciemment que j’ai réutilisé le même vélo dont, par exemple, il fallait régulièrement resserrer l’écrou du levier de changement de vitesse au moyen de mon ouvre-boîte de ration militaire qui pendait du guidon au bout d’une ficelle…

Titus - J'ai lu que vous aviez disposé un pot de terre à la place de la sacoche du guidon pour y faire pousser des radis et ne jamais manquer de légumes frais. Est-ce vrai ?

A moitié seulement. Le pot de fleurs avait été fixé à Johannesbourg à la roue de secours (elle-même fixée comme celle d’un 4X4 à l’arrière de mon porte-bagages malaouite en fer forgé) par des amis belges qui avaient fourni les graines de radis. Mais les secousses ont empêché les graines de germer. Pas l’idée, et en Floride on m’a donné des graines d’alfafa (luzerne, ndr) à faire germer sur mon porte-bagages, ce qui m’a alors enfin permis d’avoir des crudités pendant tout mon séjour en Amérique du Nord.

Titus - D'où êtes-vous parti, et quelle fut votre première destination ? Comment passiez-vous d'un pays ou d'un continent à l'autre : en bateau ou en avion ?

De Romans sur Isère, capitale de la chaussure, vers le Maroc en passant par Compostelle et le Portugal. Au bout du continent, au Cap de Bonne Espérance, j’ai déprimé de ne pas pouvoir aller plus loin à vélo. J’ai trouvé une place de coéquipier sur un voilier pour le Brésil mais n’ai pas pu obtenir le visa brésilien. J’ai dû prendre l’avion pour l’Argentine, un modèle de changement de continent répété deux autres fois seulement puisque j’ai tenu à effectuer un tour du monde principalement à vélo (76.988 km contre seulement 17.000 en avion, soit 20% du total), ce qui m’obligeait à parcourir les continents dans leur plus grande longueur.

Titus - Au cours de cette aventure, est-il vrai que vous avez manqué d'argent à plusieurs reprises, et que cela vous a obligé à travailler ? Quelles tâches avez-vous effectuées par exemple ?

Comme l’avait admirablement titré un de vos confrères (« Un maçon fait le mur avec deux briques ») ma cagnotte de départ n’était que de 20.000 francs (3.000 €). Là aussi je pensais que cela m’obligerait à mieux regarder là où je mettais mes roues. On ne peut bien comprendre un pays, m’avait dit quelqu’un, que si l’on y travaille et y tombe amoureux. Autant la deuxième condition est facile à mettre en application, autant la première n’est avantageuse que dans une minorité de pays développés. J’ai été maçon en Grèce (aucun intérêt sauf que j’étais aussi amoureux), poseur de papier peint à Johannesbourg et amoureux au Cap, cueilleur de café au Costa-Rica, garde à l’ambassade de France à Washington et laveur de carreaux à Los Angeles, embauché par celle… dont j’étais amoureux. Mais ce qui a le mieux financé le voyage ont été les ventes d’articles à des magazines et les conférences dans les clubs cyclos américains.

Titus - Parmi les incidents de parcours, vous avez été sauvagement agressé, paraît-il, au Mexique. Quelles furent les circonstances de cette déconvenue, et quelle en fut la conséquence ?

C’est un incident qui est une véritable histoire à rebondissements puisque, pour faire court, j’ai d’abord désarmé mon agresseur qui a réussi à regagner ma confiance avant de revenir à la charge avec deux acolytes qui m’ont copieusement lapidé. J’ai fini, au terme d’un combat homérique (c’est bien le moins que je pusse faire !) par leur arracher ma chère Rossinante, à laquelle je tenais beaucoup puisque… le restant des deux briques était à l’intérieur du tube de selle. C’est le choc psychologique, essentiellement, qui m’a alors fait prendre un an de « congé » en France.
Titus - Votre aventure est restée dans les annales des globe-trotteurs et vous êtes encore régulièrement l'invité de conférences pour raconter vos exploits. Il faut dire que vous êtes allés dans des endroits encore très peu accessibles : vous avez notamment traversé le Soudan, vous avez atteint le Macchu-Picchu et vous avez également relié Chengdou et Katmandou en passant par Lhassa. Est-ce que ces étapes figurent parmi les plus fortes de vos cinq années de voyage ?

Le Soudan et le Tibet, à coup sûr. Sur les 3.000 km pédalés au Soudan, seuls 300 étaient goudronnés. Même proportion au Tibet, et ce côté dur, difficile, primitif, donc pur, intense et inoubliable peut aussi qualifier les autres aspects de ces deux traversées. A Machu-Picchu, la gageure était simplement d’y aller entièrement à vélo, soit quelques dizaines de km sur une voie de chemin de fer, à cache-cache avec les trains, avec un couple de Bretons.

Titus - Au cours de ce voyage autour du monde, vous avez parcouru 45 pays à vélo, soit 76.988 km. Vous avez dû user pas mal de pneus, non ? Avez-vous compté le nombre de crevaisons survenues durant le voyage ?

Oui, ce qui est un peu puéril : 199. Et 45 pneus. Mais c’est moins parlant que l’anecdote suivante. En 1986 à Lhassa, je rencontre des Hollandais qui me reconnaissent : « Mais oui, on t’a croisé en Ouganda en 1982, tu trouvais plus de pneus et tu les avais remplacés par des feuilles de bananier ! ». J’étais en effet équipé de 650B, typiquement français, donc introuvables sauf à prix d’or en dehors de la Zone Economique Exclusive de la France. Et en Ouganda, j’en étais arrivé à rapiécer mes pneus avec des bouts d’anciens pneus et à dire à qui voulait l’entendre que si cela continuait, j’allais faire ce que font les gens de là-bas, tout avec la banane, et remplacer mes pneus par des feuilles de bananier. Ce que je n’ai quand même pas eu à faire. Les Hollandais avaient, sur ce coup-là, joué les Marseillais…

Titus - Au retour de votre aventure, vous avez auto-édité "Les aventures de Rossinante", un ouvrage qui fait un peu figure de Bible dans ce domaine. Nombre d'amateurs de voyages ont dit avoir particulièrement apprécié ce livre parce qu'en plus d'être informatif, il était aussi vraiment très drôle. L'humour a toujours fait partie de votre personnalité, ou est-ce qu'il découle de votre aventure ?

Alors voilà une question originale que je ne m’étais jamais posée… mais à y réfléchir, mes premiers récits de voyage (cela s’appelait « Vélo Navigateur Fauché » et relatait ma désertion) faisaient déjà tellement rire qu’une amie m’avait présenté dans un cabaret de Valence pour que j’y devienne humoriste. Le patron a beaucoup moins ri et c’en était resté là.

Titus - Quand on termine un tel voyage, qu'est-ce qu'on fait après ? Comment avez-vous vécu à votre retour ? Avez-vous eu l'envie de repartir très vite ?

J’ai d’abord fait comme tout le monde (« 15 jours sur le terrain, 3 ans de conférences ») et cela m’a suffisamment monté à la tête pour que j’envisage de devenir aventurier professionnel, à l’instar de quelques grands noms du genre. Mais, à la lumière de ce qui provoque la prochaine question, je me suis rendu compte qu’il y avait là grave contradiction : si c’est une profession, cela ne peut plus être de l’aventure, forcément. Heureusement, le voyage m’avait beaucoup fait progresser dans ce qui était une autre passion, la langue anglaise, et les conférences m’ont laissé le temps d’acquérir diplômes universitaires et certificat d’aptitude à l’enseignement. Et mon actuel statut de fonctionnaire n’arrête pas de m’émerveiller : quand j’étais vagabond, il m’arrivait de travailler et de n’être pas payé, maintenant, c’est à chaque vacance scolaire que je ne travaille pas et que je suis quand même payé…

Titus - Avez-vous organisé d'autres expéditions ? Plusieurs autres livres ont été publiés, tels "Tandem sur la banquise" ou "Tandem sur le rail : partie de pêche au Labrador". Relatent-ils des exploits plus récents ou des aventures survenues durant votre premier tour du monde ?

C’est plus récent et relate donc mes tentatives, en compagnie de mon épouse, pour jouer dans la cour des grands, à grands coups de sponsors et de couverture médiatique, mais au final avec rien d’intéressant à raconter. Enfin, n’exagérons rien, je considère le dernier, Kawawachikamach (village Inuit du Québec) entièrement à vélo en roulant sur des rails, comme une vraie folie originale qui nous a valu la « borne IGN de l’aventure inédite ».

Titus - Que faites-vous aujourd'hui ? Où vivez-vous ? Etes-vous toujours un grand amateur de bicyclette. J'ai noté que vous étiez devenu un partisan du vélo couché. Est-ce vrai ?
Tandem sur la banquise, ou le Cap Nord en plein hiver (c’est alors seulement quand on en a pour son argent, comme en plein été le Sahara), c’était à vélo couché en 1989-90. A cette époque, en France, les vélos couchés se comptaient sur les doigts d’une seule main… Oui, je crois vraiment que c’est le vélo qui convient le mieux au voyage. Ce n’est qu’un moyen mais c’est le meilleur moyen. Et je continue à faire honneur au titre de « chevalier servant de la bicyclette », de cette confrérie créée par un ancien collaborateur du magazine Le Cycle. J’habite la Principauté de Montpoulet, enclavée en Ardèche et j’enseigne non loin, de l’autre côté du 45ème parallèle.

Titus - J'ai lu que votre seul regret, au fond, était d'avoir pris la grosse tête suite à votre énorme succès aux Etats-Unis... Vous vous en êtes remis depuis ?

Je me demande bien où vous avez lu cela… Je n’en ai en effet conscience que depuis peu. Mais comme on dit que VGE regrette toujours son escorte de gardes républicains, je reconnais que je suis nostalgique de mon « quart d’heure » de gloire. Je me console en me disant qu’il vaut mieux être un « has been » qu’un « wannabe » mais j’ai bien peur que votre avant-dernière question ne me fasse à nouveau enfler les chevilles.

Titus - Le monde a pas mal évolué depuis l'époque de votre périple. Estimez-vous qu'entreprendre le même voyage aujourd'hui serait toujours une aventure ?

Certainement, à condition bien sûr de partir sur un vélo pourri avec moins de 5.000 € !!!

Titus - Les récits de voyage comme le vôtre ont fait beaucoup d'émules de par le monde. Qu'est-ce que cela fait d'être une source d'inspiration pour pas mal de gens ?

Aux personnes qui avaient assisté à mon départ, j’avais dit que je partais pour leur manquer parce que si je leur manquais, ils auraient l’impression de m’aimer. D’après votre question, c’est donc assez réussi !

Titus - Voyagez-vous toujours beaucoup ?

Non, puisque je n’ai toujours pas fini de construire le Palais Principal de Montpoulet. Je reste maçon dans l’âme, je bâtis en pierres et j’envisage pour la circonférence extrême de la Principauté un muret de pierres écrites à faire pâlir la muraille de Chine.
Contact :
Vél'éditions
Bernard Magnouloux
Principauté de Montpoulet
07410 Saint-Victor