La fameuse question du Sphinx, on s’étonne à première vue qu’elle soit si niaise : « Qui est-ce qui marche à quatre pattes le matin, sur deux jambes à midi, sur trois le soir ? » Pas besoin d’être sorti de la cuisse de Zeus, ou du ventre de Jocaste, pour répondre « l’homme » du tac au tac, en expliquant que la jambe du soir, la troisième, n’est que la canne du vieux. Oh ! la belle malice ! Est-ce avec cette colle d’écolier, ou d’autres du même acabit, que le monstre ailé à corps de lion décimait les passants adultes aux portes de Thèbes ? Fallait-il qu’ils soient Béotiens ! Tant d’autres énigmes auraient été plus efficaces, et moins anecdotiques. Par exemple : « Qui me perd se gagne, qui me gagne se perd : qui suis-je ? » Non, non, ce n’est ni le temps ni l’argent. Vous me prenez pour un bleu ?
Bon. Mais d’un autre côté si l’énigme est trop difficile, si Œdipe ne sait pas la résoudre, et que le Sphinx vainqueur le dévore, le fils de Laïos ne sera ni parricide ni incestueux, abandonné pour rien à la naissance sur le mont Cithéron, (la pythie n’en serait pas à sa première bourde), les pieds gonflés pour rien, pour rien fuyant ses parents adoptifs, et nous ne compterions dans nos bagages ni Antigone, sa fille, ni Sigmund Freud, son psy.
Pour Antigone, ce serait dommage. Une jeune fille toute seule contre le despote Créon son oncle ; sa force, si frêle, d’oser dire non; sa dureté de marcher si tendre à son supplice, c’est sublime bien sûr : Antigone enchantait Malraux. Jean Anouilh est moins sévère avec Créon, il montre le tonton les mains dans le cambouis. La politique, forcément ça tache. Ce n’est pas « vêtu de probité candide et de lin blanc » qu’on se coltine un peuple, surtout si l’on a deux neveux qui se disputent à mort pour avoir tout le trône, quand ils étaient convenus de siéger à tour de rôle. D’accord, Créon aurait pu permettre qu’on enterre les deux. L’un était faux jeton, l’autre putschiste, Créon n’a vu que l’autorité de l’Etat : interdiction d’ensevelir le félon ! Antigone passe outre, désobéit. Elle campe dans la mystique. Elle parle au nom des lois non écrites, divines, sans quoi les lois écrites, humaines, peuvent tourner au vinaigre, c’est-à-dire au sang. Oui, mais les lois non écrites, tombées du ciel, quand elles arrivent seules au pouvoir, nom de Dieu ! ça peut faire du vilain aussi ! Bref, rien n’est simple en cette vallée de larmes…
Résumons-nous. Si l’énigme du Sphinx est facile, c’est parce que les immortels se sont dit : pour faire un bel exemple, il faut qu’Œdipe survive et que le Sphinx soit battu. D’où la devinette à deux sous du vioque à trois jambes. Ce calcul des dieux part d’une bonne intention : les garçons doivent se mettre une bonne fois dans la tête que tuer papa et épouser maman, c’est tentant, d’accord, on peut en rêver, mais ça ne se fait pas, ça ne doit plus se faire à ce niveau d’humanité, c’est dépassé. On objecte que le gars Œdipe non plus ne voulait pas le faire, qu’il l’a fait sans le savoir, croyant justement éviter de le faire, et même qu’il s’est crevé les yeux d’horreur quand il a su qu’il l’avait fait sans savoir qu’il le faisait : responsable, pas coupable et maudit quand même…
Il y a des jours comme ça où les dieux sont bizarres. Il leur passe par la tête des idées au total pas très catholiques, vaguement sadiques, un poil freudiennes, et c’est pourquoi on a raison de les tenir à l’écart. Un peu. Pas trop non plus. Entre ange et bête, difficile décidément d’être seulement homme.
Arion