Au rez-de-chaussée d’une maison où dorment, à l’étage, sa fille et sa petite-fille, August Brill est tenté de ressasser son passé, «d’échec en échec, bien plus d’échecs que de réussites». Pour éviter d’y penser, il invente un personnage qu’il met dans un trou, sans savoir ce qu’il va en faire. August a été critique littéraire mais n’a écrit que des articles. Il fait ici, pour la première fois peut-être, œuvre de fiction: Owen Brick, tombé de nulle part, se souvient d’une vie antérieure et ne comprend pas comment il se retrouve en uniforme, embarqué dans une guerre civile à laquelle il ne comprend rien. L’Amérique qu’il connaît n’est pas celle qu’il découvre. Les attentats du 11 septembre n’ont pas eu lieu, les États ne sont plus unis et se sont levés les uns contre les autres.
Ce pourrait être une fable sur une autre version possible de l’histoire récente. Ce l’est, d’ailleurs, inspirée par la pluralité des mondes de Giordano Bruno. Dans des univers parallèles, plusieurs suites d’événements pourraient se produire en un même lieu…
Seul dans le noir est aussi une construction perverse dans laquelle un serpent se mord la queue, mais sa tête est du côté du réel tandis que la queue plonge dans un rêve éveillé. Il n’y a qu’un seul responsable à la guerre que vit Owen Brick: August Brill, sans qui cet échafaudage n’aurait pu exister. Pour y mettre fin, Owen reçoit la mission d’exécuter celui qui l’a créé. Il ne retrouvera son univers familier qu’à cette condition – qu’il refuse.
Le roman se referme sur lui-même, aussi serré qu’un nœud gordien qu’il faudra bien trancher d’une manière ou d’une autre. Le recours au fantastique n’est en tout cas pas ici une facilité: Paul Auster pose les éléments de son énigme impossible avec une précision presque effrayante.
Et puis, comme August Brill ne parvient pas à échapper complètement à son passé, celui-ci l’occupe aussi pendant les nuits sans sommeil au cours desquelles la moindre lampe de chevet le blesse comme un phare puissant braqué sur lui. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur son hypersensibilité à la lumière, peut-être un autre signe de sa réticence à regarder les choses en face. Il faudra qu’une autre nuit, sa petite-fille qui ne dort pas non plus ait une conversation amicale avec lui pour reconstituer un parcours amoureux où la trahison a tenu sa place.
La conversation occupe une quarantaine de pages, presque à la fin du livre. Il s’y dit de belles choses par-dessus le fossé des générations que les deux insomniaques tentent de combler en dévoilant chacun ses blessures, sans exhibitionnisme, dans une chaleureuse complicité. Mais, par rapport aux trois quarts de l’ouvrage, cette partie ressemble à une pièce rapportée. L’ambition littéraire est moindre. Et, si on ne se laisse pas séduire par le ton du dialogue, un brin de déception perce. Elle ne fera cependant pas oublier la spectaculaire audace du reste.