Lors d'un de nos précédents rendez-vous devant le linteau de l'entrée du mastaba de Metchetchi exposé ici dans la première vitrine 4 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, j'avais, vous vous en souvenez certainement, amis lecteurs, longuement évoqué la notion de perspective dans l'art de la statuaire colossale des souverains égyptiens à partir du règne d'Hatchepsout, au Nouvel Empire.
Mardi dernier, juste avant de me rendre à Paris où je passe aujourd'hui ma dernière journée de visites d'expositions, nous avions ensemble quelque peu détaillé l'extrémité gauche de cet imposant fragment de calcaire
pour nous attacher à la figuration du père, en taille dite héroïque et du fils, conventionnellement plus petit.
C'est précisément à cette présentation de Ptahhotep en réduction que je voudrais ce matin accorder une ultime fois mon attention en guise de point final à l'étude de ce monument.
Vous aurez probablement remarqué qu'il m'arrive parfois d'émailler mes considérations égyptologiques de l'un ou l'autre extrait d'ouvrages de philosophie que je lis en parallèle, pour me délasser ... Et notamment, ces dernières semaines, ceux du philosophe français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961).
Son oeuvre maîtresse, Phénoménologie de la perception (Editions Gallimard, Collection "Tel" n° 4) retient pour l'instant plus particulièrement mon attention. A la lumière de cette lecture, et plus spécifiquement des passages dans lesquels il évoque les notions de profondeur et de perspective, j'ai franche envie de reconsidérer la théorie habituellement prônée par les égyptologues à propos de la taille des personnages sur une représentation funéraire telle que celle que nous avons ici devant nous.
Permettez-moi, d'emblée, de préciser que ce que je vais maintenant développer n'engage que ma propre réflexion ; et d'ajouter qu'il serait par ailleurs extrêmement intéressant qu'elle soit lue et évidemment commentée, voire éventuellement combattue par vous, fidèles amis lecteurs ou - on peut toujours rêver - par des historiens de l'art qui, d'aventure, rencontrerait mon blog, pour autant que tous, vous m'opposiez des arguments solidement étayés ...
Mon hypothèse est simple : et si l'artiste avait volontairement représenté le fils du défunt de manière réduite pour faire état de la perspective ? Ce qui signifierait que l'idée de convention symbolique généralement chère aux égyptologues pourrait ne pas être exacte.
Me mit la puce à l'oreille, cette remarque du grand savant belge Jean Capart à propos d'une représentation semblable dans la tombe de Nefer-Seshem-Rê, à Saqqarah :
"Le fils est debout, remplissant l'espace laissé libre entre la ligne du sol et la pointe antérieure du pagne de son père, ce qui pourrait servir à montrer que les proportions des personnages dans les reliefs égyptiens sont déterminées surtout par l'espace laissé libre et non par l'intention de donner au défunt une taille héroïque, comme on le prétend parfois." (C'est moi qui souligne.)
Pour une raison totalement différente de la mienne, je vais y venir, Jean Capart n'accréditait donc déjà pas trop, au début du siècle dernier, la notion de codification, de convention pour expliquer la différence de hauteur des figurations humaines.
J'avance, pour ma part, que si le lapicide antique avait désiré représenter Ptahhotep tel qu'il était dans la réalité, c'est-à-dire aux côtés de son père, à peut-être seulement deux ou trois mètres de distance, convoquant un principe élémentaire de perspective, il l'aurait obligatoirement figuré rapetissé, suivant en cela une réflexion développée par Merleau-Ponty (p. 295 de mon édition 2001 de l'ouvrage que j'ai mentionné en introduction) : la profondeur est tacitement assimilée à la largeur considérée de profil.
En m'autorisant de la distinction qu'établit le philosophe français, p. 301, entre perspective perçue et perspective géométrique, je pourrais ici estimer que l'artiste graveur a usé d'une perspective perçue par son regard sans toutefois la rendre véritablement géométrique.
En d'autres termes, le fait d'avoir figuré le fils plus petit que le père ne relèverait alors nullement de cette convention établie dès les premiers balbutiements de l'art égyptien qui voulait que le défunt soit de taille supérieure par rapport à toutes les autres personnes qui l'entourent mais bien plutôt d'un choix délibéré de l'artiste de traduire de la sorte ce qu'il constate quand il regarde les deux hommes côte à côte ; donc, ce que donne en réalité la vraie profondeur.
Prenant d'abord l'exemple d'une route qui, devant lui, fuit vers l'horizon, et d'un homme présent dans ce paysage, Merleau-Ponty écrit, p. 302 :
... un homme à deux cents pas n'est-il pas plus petit qu'un homme à cinq pas ? Il le devient si je l'isole du contexte perçu et que je mesure la grandeur apparente. Autrement dit, il n'est ni plus petit, ni d'ailleurs égal en grandeur : il est en deça de l'égal et de l'inégal, il est le même homme vu de plus loin.
C'est donc ce passage précis qui m'a donné à penser qu'ici, mutatis mutandis, le graveur antique aurait peut-être bien considéré les deux hommes comme les bords de la route dans l'exemple de Merleau-Ponty : parallèles en profondeur, même si nous constatons que par volonté de décomposition de plan, il les a placés l'un devant l'autre, et de taille différente.
Ce mien réquisit peut paraître osé, je vous l'accorde ... Tout droit sorti de mon cerveau bouillonnant, je le soumets à votre réflexion.
Dès demain, à mon retour de Paris, j'espère vraiment que nous pourrons en débattre
...