Sur fond de crise économique et de récession, et alors que les plans de rigueur se succèdent, le mouvement de contestation en Espagne ne faiblit pas. Lancé le 15 mai dernier, à Madrid et dans plusieurs villes espagnoles, ce mouvement des indignés, “los indignados“, a démarré à la veille des élections municipales du 22. Les manifestants forment un groupe ambigu et hétérogène d'étudiants, de chomeurs, de retraités, voire de familles parfois, souhaitant exprimer leur ras-le-bol, à une classe politique espagnole corrompue, qu'ils jugent coupés de leurs réalités sociales. Plusieurs pays européens sont d'ailleurs touchés par des mouvements analogues, à l'image du Portugal ou de la Grèce. Les quatre pays membres de l'UE, à la traîne - les PIIGS, Portugal-Irelande-Italy-Greece-Spain-, sont les premiers touchés par la crise et les plans de rigueur, en Europe. La place Puerta del Sol, à Madrid, en est devenue un foyer symbolique de la contestation en Espagne. Mais derrière le pacifisme ambiant à ces mouvements, quels sont les tenants et les aboutissants, leurs spécificités, mais aussi leurs points de commun ?
Des centaines de manifestants restent mobilisés sur la place Puerta del Sol, campant sous des tentes et des bâches bleues, représentant ce mouvement des “indignados“, comme dans d'autres villes espagnoles (Grenade, Valence, Barcelone…). La Puerta del Sol, à savoir cette place centrale madrilène, qui est également le km zéro de la ville, d'où l'on calcule toutes les distances avec les autres villes de la péninsule, une plaque sur le sol y indiquant le point de toutes les routes d'Espagne. Cette place névralgique a été le théâtre de nombreux évènements historiques, par le passé, telle la rébellion du dos de mayo (2 mai 1808) contre l'occupation napoléonienne, illustrée par la célèbre toile de Goya. C'est aussi là, que fut proclamée la IIe République de Primo de Rivera en 1931. Dans les années 80, la place Puerta del sol fut également le théâtre des manifestations pour la liberté d'expression, dans le cadre de la transition démocratique, de l'après-franquisme. Depuis le 15 mai, “los indignados” occupent ainsi la fameuse place madrilène, comme d'autres occupaient la place Tahir, au Caire, il y a quelques mois. Un mouvement partiellement activé par internet et les réseaux sociaux également, à l'initiative de Démocracia Réal ! - Une vraie démocratie vraiment -, disposant d'un site web et ayant obtenu l'appui de plus de 200 petites associations.
Ces manifestations sont le fruit d'une lassitude manifestée, à l'égard du bipartisme en vigueur en Espagne, où les deux grands partis majoritaires alternent successivement, à savoir le Parti Populaire (PP), et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), de Zapatero. Mais les jeunes espagnols rêvent de révolution, mais sans Ben Ali ou Moubarak à chasser. Le jeune premier ministre espagnol, José-Luis Zapatero, élu démocratiquement en mai 2004, a annoncé sa retraite politique, à la fin de son second mandat. Il avait déclaré s'attendre sans surprise à une défaite de son parti, aux élections municipales. Ajoutant par ailleurs, qu'il comprenait parfaitement les motivations de ce mouvement, et que s'il avait vingt-cinq ans aujourd'hui, il manifesterait sûrement avec les jeunes dans la rue. On ne peut faire plus compréhensif, plus habile, politicien et démagogue aussi, venant d'un membre de l'Internationale socialiste. Ce qui tue aussi tout romantisme révolutionnaire dans l'oeuf, qui a toujours besoin de bouc-émissaire, voire d'un tyran et de la répression pour, comme dans les pays arabes. Si ce n'est quelques débordements, comme à Barcelone, où la Guardia Civil a dispersé les manifestants occupant la place principale, pour faire place nette, en raison d'une rencontre sportive organisée le lendemain, on ne constate rien de tout cela à Madrid et dans d'autres villes espagnoles. On laisse les manifestants aller et venir, s'exprimer librement. On touche aussi à la problématique d'un pouvoir contesté, mais qui est démocratiquement issu du peuple.
Soit une révolution introuvable, une révolution de la parole, qui ne peut ainsi déboucher sur rien, comme l'avait diagnostiqué Raymond Aron, en son temps, au sujet des évènements de mai 68. A la différence près, que l'Espagne se trouve dans une situation économique et sociale très difficile, qui est le contrecoup de l'explosion de la bulle immobilière, à la source de cette croissance bienfaisante mais artificielle, depuis une décennie. Le phénomène touche spécifiquement les jeunes espagnols, qui ont l'impression fondée, qu'ils auront moins de chance que leurs parents. Vient s'ajouter ce plan de rigueur adopté, coupant drastiquement dans les dépenses sociales. Et les jeunes espagnols se disent que droite et gauche ne changeront rien à tout cela, dans l'immédiat. Puisqu'au dessus du pouvoir politique, du clivage droite / gauche, au-dessus du peuple même, soit disant souverain, il y a ces marchés qui imposent leurs lois rigoristes, au nom de l'argent qu'ils prêtent ou ne prêtent pas. Ces marchés anonymes, lointains, insaisissables, l'argent étant un monarque volatie et désinvolte, qui joue à saute-mouton avec les frontières, en un clic d'ordinateur. Il n'y a plus de Roi à embastiller et à guillotiner, plus de deux cent familles à identifier et chasser, de fortunes à saisir et confisquer.
C'est la problématique de la démocratie moderne, surtout dans un pays comme l'Espagne, qui en a été privée, durant si longtemps, et qui a été vécue comme un cadeau par leurs aînés, après la guerre civile, la dictature, le franquisme, puis l'avènement de Juan Carlos et la transition. On considère presque l'alternance, comme un jeu de dupe. Le phénomène s'est même étendu par effet de contagion, au Portugal voisin, avec quelques manifestations à Lisbonne. Par solidarité avec le mouvement espagnol, et à l'appel des syndicats, des manifestants se sont réunis tous les soirs, dès 19 h, à Paris, place de la Bastille. En Grèce, l'agitation est importante également. La semaine dernière, c'était jour de grève, accompagné de manifestations contre les mesures d'austérité, et les privatisations décidées par le gouvernement. Plus personne ne croit sur les marchés à la capacité de la Grèce de rembourser sa dette, avec des taux plafonnant à 25 %. Un plan de restructuration de la dette grecque a été proposé récemment par les Allemands, à hauteur de 40 %. La Grèce est contrainte de se serrer la ceinture. Son économie n'est pas compétitive, reposant sur le tourisme, les exportations de certains produits (huile d'olive), la construction navale et l'activité portuaire. A savoir une économie de faibles salaires, mais qui a la même monnaie que les Allemands, fabricant et exportant les meilleures voitures au monde et des machines-outils. La Grèce est prise entre le marteau du FMI et de l'Europe bruxelloise et l'enclume de la fureur populaire. Mais combien de temps le gouvernement socialiste d'Athènes, tiendra-t-il ainsi ?
La démocratie moderne est après tout, une construction législative et intellectuelle encore récente. Et elle paraît de plus en plus fondée sur des relations matérielles comparables à des contrats commerciaux, notamment par la communication et le “marketing” politique. Ce régime ne donne plus l'impression, d'être à proportion humaine, les gouvernants paraissant coupés plus que jamais de la masse et les gouvernés raisonnant au rhytme des images, avec leur part d'illusion. La démocratie actuelle semble avoir condamné Socrate, relevant plus d'un pouvoir oligarchique et aristocratique. La figure de ce Léviathan acclamé universellement en Occident, à savoir notre idéal démocratique, puise dans les fondements philosophiques des lumières du XVIIIe, de Rousseau, Kant et Hegel. Et la démocratie est une réligion absolutiste, en rupture avec un ordre ancien, comme l'a analysé le philosophe Maxence Hecquart, amenant à aller toujours vers soit-disant plus de démocratie (directe, participative…), mais ce qui se révèle n'être qu'un miroir aux alouettes, dans des sociétés où le politique a rétrocédé nombre de ses prérogatives.
J. D.