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Sur le fil…

Publié le 30 mai 2011 par Maitremo
Sur le fil…

[ Octave Hergebel, fidèle lecteur et commentateur occasionnel de ce blog rutilant, déplorant sans doute que votre serviteur n'arrive à publier qu'à un rythme d'escargot anémique, a fait le choix, plutôt que de m'en faire le reproche, de m'adresser un texte  qu'il a écrit lui-même, petite histoire ordinaire(1) exemplaire de ce qui, parfois, peut transformer un quidam en criminel -ou pas...  C'est bien volontiers que je le publie, en le remerciant de ce récit, dont on sent bien qu'il aurait parfaitement pu appartenir à la catégorie "Histoires vraies"... Bon courage, en ce lundi ensoleillé, à tous les martyrs de la Sainte Cause "Travail", telle du moins qu'on la vénère de nos jours, en y permettant que certains hommes puissent en broyer d'autres, que leur médiocrité ne leur aurait pas permis d'atteindre autrement. ]

Bonjour !…

Seul un murmure mécanique émis par mes collègues me répond. Ils n’ont même pas tournés leurs regards vers moi. Dans le grand bureau collectif, aménagé façon “open space”, que nous partageons, je perçois viscéralement le choc du changement d’ambiance. Une chape de plomb semble s’être abattue sur la pièce, seul le bruit des claviers est perceptible, les regards sont rivés sur les écrans ou des piles de document, les dos sont courbés, les visages fermés, les corps crispés…

Ça y  est, “il” est de retour…

Je me tourne vers ma gauche : là, dans l’emplacement stratégique du bureau, cet angle mort invisible du couloir, mais permettant d’observer chacun des autres occupants, se tient P., notre chef de service…

Au cours des  trois dernières semaines, nous avions presque réussi à l’oublier.  Pour la première fois depuis que j’avais rejoint cette entreprise, nous avions pu échanger autrement que par e-mail ou par murmure presque inaudibles. J’avais découvert que mes collègues n’étaient pas seulement des costumes ou des tailleurs à qui était attribuée une fonction. On s’était même retrouvés a échanger des plaisanteries de potaches, ou à faire une bataille d’élastiques !

C’était, enfin, presque joyeux que nous venions travailler.

Hélas, le retour de P. siffle brutalement la fin de la récréation. Instantanément, le nœud qui me serrait quotidiennement les tripes, avant son départ en vacances, se rappelle à mon bon souvenir. Je sais qu’il ne me quittera pas de la journée, même après mon départ du bureau. Souvent, je l’emporte  avec moi également le weekend…

Comment un seul type peut-il arriver à pourrir la vie de ses subordonnés, à instaurer un tel climat délétère ?

Le plus fort, c’est qu’il y parvient sans avoir l’air d’y toucher, sans jamais élever la voix, sans aucune confrontation directe : tout est dans la déstabilisation systématique et organisée -je ne sais même pas si c’est une stratégie de management ou l’expression de ses névroses.

Il vous attribue un dossier ? Méfiance, un de vos collègues travaille ou a déjà travaillé dessus : la moindre différence dans l’analyse ou le traitement sera l’occasion de vous mettre l’un ou l’autre en cause, au gré de son humeur… Un nouveau venu rejoint le service ? En “off”, il vous confiera qu’il ne sait pas d’où il vient, que son recrutement lui a été imposé par la direction, et qu’il vaut mieux s’en méfier. Un directeur nous donne des instructions ? Il nous donne un contre-ordre systématiquement, mais toujours verbalement- jamais d’instructions écrites…

Sa dernière en date à mon égard : je vais me marier le mois prochain, notre convention collective me donne droit à 10 jours de congés, il me rappelle que je suis en période d’essai et que ce serait mal vu par le service Relations Humaines, il ne m’en validera donc que trois -mais c’est pour mon bien…

Ça ne peut plus durer ; quelqu’un doit faire quelque chose pour le neutraliser. Oui, mais quoi ?  Il est vigilant, veille à ne laisser aucune trace matérielle de ses agissements. Se plaindre aux Relations Humaines ? Ils s’en foutent. L’inspection du travail ? Impuissante. Porter plainte pour harcèlement : pas de preuves…

De plus, je sais qu’il mettra fin à mon contrat à l’issue de la période d’essai, exactement comme il l’a fait pour mon prédécesseur. Or, j’ai absolument besoin de ce boulot. Ce matin ma femme m’a annoncé qu’elle était enceinte, elle a attendu d’avoir l’analyse des hormones de grossesse pour me l’annoncer. Les taux d’hormones pètent les plafonds, selon sa gynéco ça veut dire qu’ils sont deux, là-dedans… Ça faisait longtemps qu’on attendait cette nouvelle, on n’osait même plus l’espérer. C’est une grande joie, mais deux bébés ça veut dire plein de frais, on va voir besoin de nos deux salaires pour qu’ils ne manquent de rien…

Je sais que dans quelques jours, il va me convoquer à un entretien pour m’expliquer qu’il ne peut pas me garder, sauf à ce que je prenne en charge le dossier dans lequel il veut à tout prix éviter de mettre les mains. La construction de notre nouveau siège social, une tour qui fait la fierté de notre président. Freud aurait surement quelque chose à dire là dessus. Ce dossier est suivi personnellement et au quotidien par notre président (un demi-dingue, pour qui l’invective est le seul mode qui doit être utilisé pour s’adresser aux salariés).

Tous ceux qui ont pris en charge ce fameux dossier ont été virés les un après les autres, au gré des humeurs et des oukases de notre président. Donc même si je me soumets à son chantage, au mieux, je ne gagne que quelques mois…

Je n’ai donc que très peu de temps, et une seule option me vient, finalement, à l’esprit ; et elle est violente. Mais une violence contre laquelle il ne saura pas lutter. La violence physique et primaire en réponse à la violence morale. Pour moi, les deux se valent, une forme de légitime défense en quelque sorte.

Au départ, je n’en ai que l’idée ; mais quelques jours de retour en Enfer avec le cher homme transforment rapidement cette idée en projet -c’est comme ça, je n’ai jamais agressé personne, mais là, face à ce Iago de cafétéria, je vais devoir passer à l’acte ; avec un certain dégout de moi-même, mais sans réels remords. Nécessité fait loi.

L’immeuble qui abrite nos bureaux est situé dans un quartier pourri, plusieurs salariés se sont déjà fait agresser en sortant, cela n’en fera qu’un de plus. Je sais qu’il ne quitte jamais le bureau avant vingt heures trente, et pour rentrer chez lui, il passe par une rue quasi déserte, bordée d’entrepôts désaffectés. C’est un bon endroit pour une embuscade, passage presque inexistant, nombreuses cachettes.

Pour l’équipement c’est facile, une cagoule de motard et une matraque télescopique, payées toutes deux en liquide dans deux magasins différents. Pour la tactique, c’est plus délicat, je dois doser et cibler mes frappes. Je ne veux pas le tuer. Je suis tellement à bout que ça ne me gène pas d’un point de vue moral, mais un homicide, c’est une enquête beaucoup plus fouillée que pour une agression, je parie, et la perspective de la prison ne me tente pas plus que ça. C’est peut-être de la lâcheté, ne pas assumer cet acte, d’autant plus que confusément je voudrais le revendiquer, pour que ça aie valeur d’exemple -mais aller en prison pour çà, non ! Je ne veux pas que mes enfants fassent connaissance de leur père au parloir d’une prison, ni imposer ça à ma femme, qui abhorre la violence et ne sait rien de ce que je projette.

Finalement le grand soir est venu. Je suis parti tôt, vers dix-huit heures, pour m’équiper chez moi.

Il est maintenant vingt heures quinze, la nuit est déjà tombée en ce soir d’hiver. Je patiente à l’angle d’un bâtiment : dissimulé dans son ombre  je peux surveiller toute la rue. En attendant, je visualise mentalement mon attaque, il va falloir frapper suffisamment fort pour que ça le tienne éloigné quelques mois. Le laisser passer, puis charger pour profiter de l’effet de surprise et de l’élan de la charge pour lui fracasser la mâchoire, tout en prenant soin d’éviter le crâne. Puis les jambes et les bras, en cherchant la fracture en biais, plus longue à guérir. Et pour finir les mains, il parait que chacune contient vingt-sept os différents, il aura donc 54 trucs de plus à faire réparer.

Enfin je vois sa silhouette se découper au bout de la rue, personne d’autre n’est en vue, j’ai le champ libre pour agir.

Il se rapproche, dans quelques secondes je vais pouvoir libérer cette colère et cette violence que j’accumule depuis des mois.

Il passe devant moi, il ne m’a pas vu, je lève mon bras pour armer ma frappe, je n’ai que quelques mètres à faire…

Mon bras retombe. L’autre passe.

Je ne le ferai pas : lâcheté, ou sursaut de lucidité, je ne sais pas, je n’aurais probablement jamais la réponse.

Je le regarde s’éloigner : lui non plus ne saura jamais à quel point il est passé près, à quel point il a failli devenir invalide…

Pour essayer de me convaincre que j’ai fait le bon choix, en repartant chez moi, je me dis que ce n’est que du travail, et qu’il ne me reste qu’à en trouver un autre… Ça ne marche pas vraiment, mais tant pis : il faudra que je continue à vivre avec ça pendant encore quelques temps… De toute façon, ça ne devrait pas être trop long, avant d’être viré.

  1. Racontée sans fioritures ni états d'âmes, moins de deux-mille mots, à quoi on verra définitivement que ça n'est pas de moi !

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