Peut-être n’as-tu jamais cherché à dégager ce sentiment étrange qui nous saisit parfois au milieu d’occupations anodines et qui vient, me semble-t-il, de la rencontre entre une conscience plus fine de ce qui nous entoure et une force inhabituelle de recueillement. Comme si celui-ci jaillissait au-dehors – ou que le dehors se creusait d’intimité. Ces deux attitudes, ces deux orientations de notre attention – vers le dehors et vers le dedans – apparaissent bien souvent incompatibles, mais lorsqu’elles convergent, le monde entier semble habité, la vie dispersée qui nous environne se charge d’une présence sensible, secrète, comme un souffle, un murmure, l’haleine ténue d’une voix qui ne dit rien de particulier, seulement qu’elle est là, proche et lointaine à la fois, insaisissable mais si prégnante qu’il serait vain de la dénier.
Il ne s’agit pas cependant du souffle du vent, si léger soit-il, qui parfois nous effleure avec une délicatesse troublante, ni même de l’ombre qui remue, le feuillage animant les airs de son tremblement intermittent. C’est plus que cela – plus intime, et pourtant bien distinct de soi, nous environnant, nous enveloppant comme si quelqu’un s’approchait, qu’on ne voit pas encore, qu’on n’entend pas, mais que l’on pressent, par nul bruit, nulle manifestation notable, d’intérieur à intérieur, dans une communion silencieuse.
Il est vrai que, dans la maison, le souffle que j’évoque, la présence à la fois éparse et précise qui se donne à sentir s’identifient plus directement au silence dont je prends conscience, un silence venant de moi comme du fond des airs qui semblent alors s’ouvrir, s’approfondir, comme la bouche d’un oracle qui n’aurait d’autre révélation à faire que cette présence qui monte et s’approche, pour se mêler à la nôtre.
Lorsque les beaux jours reviennent, par les fenêtres grandes ouvertes, la clarté nouvelle et les airs vibrant de vie nous forcent en quelque sorte à une attention redoublée, en aiguisant notre sensibilité au contact des infimes variations qui tissent un seul instant. L’oiseau qu’on perçoit au loin agrandit l’espace, lui donne voix, lui prête un souffle qui vient jusqu’à nous, jusqu’à l’intérieur de nos murs, et plus loin encore, au creux du cœur bouleversé par tant d’étrangeté, tant de merveilles dans l’ordinaire le plus nu.
L’indélicatesse serait d’apposer trop vite un nom à cette présence. Elle-même te le révélera en son temps. Ne cherche pas à l’identifier, à la capturer dans des contours ou des vocables trop communs. Écoute seulement. Tends l’oreille, tout ton corps, tout ton esprit. Approfondis l’échange, en prolongeant le silence, qui est sa seule voix, qui est ta seule écoute. Elle se manifestera chaque fois un peu plus, dans une proximité plus grande. Elle se fera connaître, mais goûte-la d’abord, apprivoise-la, jusqu’à ce qu’elle devienne aussi familière que ta propre présence – ou que ta présence devienne aussi étrange que celle qui te visite.
Plus jamais tu ne connaîtras le vide, l’ennui. Ta solitude deviendra plénitude ; le silence, qui d’abord t’effrayait, source d’abondance, musique des sphères comme des choses les plus menues, un chant qui, du matin vers le soir, ne finit pas de s’éployer, dont tu déchiffreras un jour la partition.