Pourtant, quand il entre sur scène, Dylan exécute « The Times They Are A-Changin’ », l’une de ses protest-songs les plus fameuses, l’une de celles qui lui ont collés une étiquette dont il essaye de se défaire tant bien que mal. Mais cela ravit la foule qui s’exclame et Dylan bâcle sa corvée, calculateur. Revisiter ses vieux classiques purement folk l’amuse après tout, il a un peu trop bu et avec le recul, tout ça n’est pas bien sérieux, comme « Who Killed Davey Moore ? » qui devient presque une boutade. Une chanson sur un boxeur qui boxait mais une chanson qui ne parle de rien, juste une chanson qui rassemble des mots ensemble. Une chanson extraite des journaux où rien n’a été changé si ce n’est les mots. Dylan, un petit rigolo.
C’est ce qui est plaisant sur ce témoignage, le sixième volume des Bootlegs Series : l’aspect léger et fun de la performance, celle d’un Dylan imbibé d’alcool (et autres) que l’on entend sourire, rire et plaisanter avec son public. C’est touchant, parce que l’on sait que bientôt, il ne sera plus question de s’amuser avec la foule mais de devoir supporter son mécontentement. Alors vite, il faut expédier les vieilles chansons pendant qu’il est encore temps, pendant que c’est encore amusant, comme « Hattie Carroll », extraite elle aussi des journaux, ou « Hard Rain’s A-Gonna Fall » qui garde tout de même sa gravité bien après que la menace des bombes ne soit passée. C’est toute la force d’un poème aussi bien ficelé : qu’elle que soit l’humeur ou le contexte, malgré tous les faux accords, il garde toute sa puissance d’évocation.
Ce qui est touchant également, c’est l’intervention de Joan Baez. Elle encore l’amoureuse, la muse, celle qui a pris le petit Bobby par la main pour le faire grimper aux sommets, celle qui le protège et lui apprend les ficelles du métier. Mais bientôt, elle sera un frein à sa carrière et un poids dont il voudra se débarrasser, lors d’une tournée londonienne immortalisé par le documentaire « Don’t Look Back ». On assiste donc ici à une histoire d’amour qui va mal se terminer mais qui fait encore des étincelles, le temps d’un « Mama, You Been On My Mind » chaleureux, que l’on aime la voix haut perchée de Baez ou pas. Si ce n’est pas le cas, il faut passer « Silver Dagger », un traditionnel qui sera difficile à digérer si l’oreille est fragile aux aigues. Moi, j’aime beaucoup leur duo sur « With God On Our Side », qui rappelle les plus belles heures du festival de Newport et de la beauté du folk des années soixante, des débuts. On ne sait pas si Dylan y croit autant que Baez mais l’union des voix fait encore de l’effet, pour la dernière fois. Avant qu’il ne la laisse tomber, qu’il ne lui dise au revoir, ne t’en fais pas, tout ira bien. C’est un peu ça le « Don’t Think Twice », à l’origine écrit pour Suze Rutolo, adapté ici pour Baez et tourné en dérision avec un Dylan qui gueule les refrains en se voilant la face. Drôle et émouvant à la fois. Comme sur « It Ain’t Me Babe », leur plus belle collaboration scénique à ce jour.
Les morceaux qui fonctionnent le mieux sont bien sûr ceux que Dylan vient de pondre, ceux auquels il offre un écrin doré : « Gates of Eden » et « It’s Alright Ma » sont de la rage à peine retenue, un feu qui commence à brûler et prendra toute son ampleur lors de la trilogie électrique à venir. De son côté, « M. Tambourine Man » est cette envoutante berceuse, cette hymne à l’évasion des sens, traversé par un harmonica virevoltant. Traversant le micro, la voix de Dylan résonne dans toute la salle et prend un air plus péremptoire, plus mature. Plus sincère aussi.
Ce que je préfère moi, c’est de voir un gamin s’épanouir, être au sommet de tous et se fendre la gueule. Que ce soit sur « All I Really Want To Do », caprice de star éméchée ou « If You Gotta Go », ballade purement comique, Dylan se fout de la gueule du monde. Il a trouvé le moyen de s’échapper un temps de la pression, de faire son boulot de songwriter avec un plaisir nouveau, avec fraîcheur. En rajoutant de nouvelles blagues sur « Talkin’ World War III Blues », en jouant les séducteurs sur « To Ramona », en nous rappelant à quel point il est jeune et rêveur sur « Spanish Harlem Incident ». Il porte son masque de Dylan, Halloween oblige, mais ça ne l’empêche pas d’être authentique et ouvert à son public pour une fois. Pour l’une des dernières fois.
Le témoignage d’une fin d’époque, d’une transformation, celle d’un gamin charismatique qui a conquis le monde de la folk et ne va pas tarder à devenir une rock-star. Qui commence à chanter fort et à n’en faire qu’à sa tête. Qui devient Bob Dylan pour de bon.