John Cranko au répertoire du Ballet national de Bavière
John Cranko a créé son Onegin à Stuttgart en 1965, et, depuis, le succès de ce ballet ne se dément pas. Le public munichois a pu encore une fois l'ovationner hier soir, pour la 236ème fois depuis la première représentation dans la capitale bavaroise en juin 1972. C'était la dernière représentation de la saison, et on peut augurer que cette oeuvre majeure du ballet dramatique sera encore représentée à de nombreuses reprises dans les années à venir à l'instar des autres oeuvres de John Cranko, tels son Romeo und Julia ou encore Der Widerspenstigen Zähmung (La mégère apprivoisée).
Le rêve de Tatiana. Photo de Sascha Kletzsch
On ne peut souligner assez l'importance pour une capitale de pouvoir disposer d'un Ballet indépendant de son Opéra, qui est à même, tout en proposant de nouvelles créations, de présenter son répertoire. Les danseurs trouvent là mieux qu'ailleurs la possibilité d'exprimer la maîtrise de leur Art, leurs accomplissements ou leurs progrès. Et leur public de passionnés, avec qui ils sont en familiarité, peut apprécier pleinement toute la palette de leurs compétences et de leurs réalisations. On est aujourd'hui époustouflés par la Tatiana de Lucia Lacarra, une prima ballerina assolutissima qui a déjà pris le rôle une bonne dizaine de fois. On ne peut que rêver, à moins d'avoir eu l'occasion de la voir, à ce qu'a dû être autrefois la performance de Konstanze Vernon au faîte de sa carrière, elle qui incarna Tatiana 44 fois! Seul un Ballet indépendant et qui fait un travail de répertoire peut offrir à son corps de ballet la possibilité d'une telle maîtrise et d'une telle perfection. Contrairement à une idée parfois répandue, et surtout en matière de ballet, le répertoire n'est en aucune façon une facilité ni une répétition lassante mais offre au Corps de ballet la possibilité du progrès et de l'accomplissement, et peut être un tremplin sur la voie de cette maîtrise, par exemple lorsque un danseur se voit offrir un grand second rôle, puis parfois par la suite un premier rôle. La Tatiana de l'Onegin de Cranko présente aussi une complexité dans le développement du personnage que seule une très grande ballerine peut maîtriser: dans la même soirée, il lui faut savoir incarner une jeune fille au romantisme fleur bleue prête à tomber amoureuse du premier venu qui lui fera belle impression , puis faire grandir le personnage vers celui de la femme mûre qui, confrontée au dilemme de la Passion et du Devoir, saura faire le choix de la moralité.
La présence de ces trois oeuvres de John Cranko au répertoire munichois tient au fait que ce grand choréographe dirigea le Ballet bavarois de 1968 à 1970, et continua de le superviser par la suite, du temps de la direction de Ronald Hynd. A cette époque, beaucoup avaient espéré que Cranko accepterait de quitter Stuttgart pour Munich, mais il en décida autrement. Mais, sans s'y être installé, il créa à Munich des oeuvres montées à Stuttgart, ce qui expliquer qu'Onegin figure aujourd'hui à l'affiche munichoise. Ce ballet est par ailleurs devenu une des rares productions de la seconde moitié du 20ème siècle à acquérir, tant aux yeux du public que de la critique, le statut de classique, à l'instar du Lac des cygnes ou La belle au bois dormant à la fin du 19ème.
Action, décors et choréographie
Le ballet dramatique de John Cranko découpe le récit de Pouchkine en trois actes et six scènes, qui nécessitent deux entractes.
Acte I, scène 1
On se trouve dans le cadre enchanteur du vaste jardin de Madame Larina, où les femmes s'affairent aux préparatifs de la fête d'anniversaire de Tatiana. Le ravissant décor et les costumes de Jürgen Rose affichent les tons chauds des couleurs d'un jardin russe au commencement de l'automne ou à l'été finissant. trois femmes font de la couture à une table: Cranko en fait une scène à la douceur charmante lorque les ballerines qui incarnent les couturières tirent élégamment l'aiguille en allongeant de concert un bras vers le ciel.Olga, la soeur de Tatiana, est alerte et vivace, avec une grande envie de danser, alors que Tatiana est plongée dans la lecture d'un livre sans nul doute romantique.
Olga et Lenski ici avec Roberta Fernandes et Lukas Slavicky
Photo: Charles Tandy
Olga se regarde dans un miroir. Une légende veut que si le visage d'un homme se reflète dans le miroir où se mire une jeune fille, il sera l'élu du coeur de la belle. C'est ce qui se passe: arrive le fiancé d'Olga, Lenski, qui vient se placer dans son dos, son visage apparaît ainsi dans le miroir aux côtés de celui de son aimée.Lenski est venu accompagné d'un dandy de ses amis, Oneguine, un homme orgueilleux et fat, et impudent. Alors que Tatiana se mire à son tour dans le miroir fatal, elle voit le reflet d'Oneguine à côté du sien, et tombe instantanément amoureuse du bellâtre. Oneguine feint d'ignorer les avances de Tatiana.
Scène 2
Tatiana seule dans une chambre somptueuse qui remplit toute la scène, écrit une des lettres d'amour des plus célèbres dans l'histoire de la littérature mondiale:
Je vous écris, est-ce assez clair ?
Que reste-t-il encore à dire ?
Il se pourrait que je m'attire
Ainsi votre dédain amer.(...)
Elle s'endort mais dans son rêve elle voit apparaître Oneguine qui réalise son souhait le plus cher en lui réciproquant son amour.
Un acte plein de tendresse. Dans le pas de deux qui exprime l'amour de Lenski et d'Olga, leurs corps se réunissent pour former des coeurs (voir photo ci-dessus). Et les scènes d'ensemble exécutées par les amis et les amies arrivés pour célébrer l'anniversaire sont elles aussi enjouées et ravissantes.
Acte II, Scène 1
Fête d'anniversaire de Tatiana dans la maison de Madame Larina. Oneguine et Lenski sont présents. Tatiana attend la réaction d'Oneguine à sa lettre, mais il se conduit en parfait goujat et déchire la lettre sous les yeux éplorés de la jeune fille. Arrivée du Prince Gremin, un ami de la famille, qui, contrairement à Oneguine s'éprend de Tatiana. Oneguine de plus en plus odieux flirte outrageusement avec Olga, il exaspère Lenski à un point tel que celui-ci finit par provoquer son ami en duel.
John Cranko fait alterner la tension dramatique et la comédie. Il introduit des personnages de vieillards chancelants ou de nobliaux provinciaux ridicules qui pimentent les scènes d'ensemble. On connaît ce sens de l'humour qui caractérise les oeuvres du choréographe et qu'on retrouve dans cette oeuvre. Ces rôles sont très exigeants pour les danseurs et les danseuses qui les interprètent, ce qu'ils font avec un talent particulier sur la scène du Théâtre National.
Scène 2
Dans un parc solitaire, avant le duel, Tatiana et Olga implorent Lenski de renoncer au duel, ce qui donne lieu à un magnifique trio pour représenter cette scène Oneguine s'excuse mais Lenski est intransigeant. Le duel a lieu et Oneguine tue Lenski.
Acte III, scène 1
Dix ans ont passé, Tatiana a épousé le Prince Gremin. Ils donnent un bal auquel assiste Oneguine. Il se eend compte qu'il a gâché sa vie en refusant l'amour de Tatiana. Pour le faire comprendre, John Cranko fait tournoyer des jeunes femmes qui s'offrent à un Oneguine blasé et lassé des amours faciles. Il espère réveiller l'amour que Tatiana avait pour lui.
Scène 2
Photo: Charles Tandy
Oneguine a envoyé une lettre d'amour à Tatiana, un contrepoint de la première lettre du drame. Il lui annonce son intention de la visiter. Tatiana qui sent le danger implore son mari de ne pas la laisser seule, mais le Prince a des obligations et la quitte pour la soirée. On assiste alors au point d'orgue de la choréographie: les tergiversations de cette femme mariée prise entre le sens du devoir et de l'amour conjugal et les feux d'une passion qu'Oneguine a ravivés. L'occasion d'un pas de deux magique. Tatiana finit cependant par renvoyer Oneguine.Hier soir, Lucia Lacarra incarnait Tatiana aux côtés de Marlon Dino dont la grande taille sert le caractère présomptueux et infatué du personnage d'Onéguine. Ils sont souvent partenaires sur la scène munichoise pour le plus grand bonheur du public. Leur complicité professionnelle et la rigueur de leur travail sont désormais légendaires. On est subjugué par l'extraordinaire souplesse de Lucia Lacarra, mais plus encore par l'intelligence de la construction du personnage et la capacité qu'elle a de faire monter la tension dramatique en créant une progression dans l'exploit choréographique. Dans la dernière scène, Lacarra fait exulter le public dans une apothéose de la danse. Et Marlon Dino se met alors au service de cette démonstration, ce qui est une délicatesse quand on sait ses qualités de danseur d'exception! Du tout grand art qui donne l'envie d'y revenir, souvent!
Dans l'art choréographique, il n'existe pas de faux-semblants, il est impossible de faire mentir les qualités professionnelles. Il faut y insister: c'est l'indépendance d'un Ballet qui permet ce type d'aboutissement et de perfection, et l'Ensemble du Ballet national bavarois en est la preuve manifeste.
Le rêve de Tatiana: Lucia Lacarra et Marlon Dino
Photo de Charles Tandy