Ramón Díaz-Eterovic, maître du polar chilien, présente son cinquième roman traduit en français (photos DR)
De Santiago du Chili, le touriste ou le voyageur de passage ne verra que les facettes positives d’une cité tentaculaire dominée par la Cordillère des Andes. Dans ses livres, Ramón Díaz-Eterovic entraîne son détective privé dans les ruelles sombres, les quartiers crasses et les salons des anciens militaires planqués depuis la chute d’Augusto Pinochet. On y croise les puissants déchus, les filles de joies sans vie, des amateurs de courses de chevaux et un chat blanc, Simenon, jamais avare d’une conversation discrète avec son maître détective.
En France, l’écrivain chilien Díaz-Eterovic est un illustre inconnu, dont le nom a pu, au hasard des lectures, marquer l’esprit d’amateurs de polars. Car les péripéties d’Heredia constituent une véritable saga. Treize livres sont déjà sortis au Chili – un quatorzième est même écrit. Le détective au nez creux et à la descente facile a aussi eu les honneurs d’une série télé, Heredia & Asociados, en 2005. Une BD, Heredia détective est en préparation.
En France, la passion des bourrins du détective et l’ambiance moite de la Piojera (un bar emblématique de Santiago) n’ont que récemment trouvé leur place chez les libraires. En 2001, les éditions Métailié éditent Les sept fils de Simenon, puis La mort se lève tôt (2004), Les yeux du coeur (2007) et La couleur de la peau (2008). Enfin, ces derniers jours, L’obscure mémoire des armes. Dans ce dernier, la patience et la philosophie d’Heredia est mise à rude épreuve : un homme est abattu et seule sa soeur refuse de croire à l’action isolée de voleurs amateurs. Sans piste réelle, Heredia plonge dans le passé de la victime. Un passé où les mots « torture » et « Villa Grimaldi » sont bien plus que des références à l’histoire trouble du pays.
Sombre mais profondément drôle par un instants, humain, ciselé… Ramón Díaz-Eterovic tient son lecteur en haleine sans en faire des tonnes, privilégiant les rapports entre les personnages à l’action tous azimuts. Au fil de son enquête, l’auteur propose une petite leçon d’histoire et une visite de Santiago comme si vous y étiez.
Chili et carnets a eu l’occasion de dire le bien qu’il avait pensé de L’obscure mémoire des armes à Ramón Díaz-Eterovic qui a accepté avec enthousiasme le jeu de l’interview.
Vous êtes peu connu en France. Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs français ?
Ramón Díaz-Eterovic : « Je suis né à Punta Arenas, au bord du Détroit de Magellan, en Patagonie chilienne, en 1956. Au Chili, j’appartiens à la génération de narrateurs des quatre-vingts – aussi connue comme la « Génération du Coup » parce que nous sommes écrivains qui nous nous sommes faits connaître durant la dictature de Pinochet.
En 1974 je suis parti pour Santiago étudier les Sciences Politiques et Administratives. C’est là où j’ai initié mes activités littéraires. En 1975 j’ai été l’un des créateurs du groupe littéraire « Estravagario » et ai dirigé la revue Luz Verde para el Arte, l’une des premières revues littéraires nées après le putsch. Entre 1980 et 1995, j’étais directeur de la revue de poésie une La Gota pura et entre 1991 et 1993, président de la Société d’Écrivains du Chili.
J’ai reçu quelques prix littéraires dont le Prix du Conseil National du Livre et de la Lecture en 1995 et en 2009 et le Prix municipal de Santiago, en 1996, 2002 et 2007… Mes récits ont été repris dans de nombreuses anthologies et traduits en Croatie, France, Portugal, Espagne, Grèce, Hollande, Allemagne, Argentine et Italie. J’ai aussi écrit des livres de poésie, des contes, des nouvelles… Cette année, je vais également publier un livre de nouvelles Un vieux taxi dans la neige.
En France, on ne connaît que ma saga du détective Heredia, avec cinq livres traduits. »
Dans ce livre vous évoquez la dictature, les abus des pinochetistes. Qu’avez-vous connu de cette période ?
« J’avais 17 ans en 1973. Les dix-sept années suivantes, j’ai vécu sous une dictature qui a conditionné mon environnement vital, mon éducation, mes affections, le développement de mon travail littéraire, la manière de sentir et d’observer la vie [il a aussi été emprisonné par la police politique en 1977, NDLR].
C’est une génération dans laquelle certains – pas tous-, ont opté pour la résistance politique par la littérature. C’était difficile dans ce contexte politique, et beaucoup d’amis et compagnons ont eu à payer la révolte et le désir de liberté. Tortures, prisons, exil et, dans quelques cas, la mort. Aujourd’hui, on peut parler de liberté et de démocratie au Chili. Mais, sous la dictature, mentionner ces notions, c’était risqué la prison ou la mort… Mais beaucoup ont risqué leurs vies pour rétablir la démocratie.
C’est à cette époque que j’ai voulu écrire un roman policier qui reflèterait la situation sociale et politique de mon pays. Heredia, le personnage de tous mes romans, est né comme un justicier et un témoin. J’ai vu dans le roman noir la possibilité de parler de la société chilienne, de rédiger une chronique du pays de ces 30 dernières années. Dans le polar, j’ai trouvé les codes pour explorer la relation entre le crime, la politique et la violence, si brutale et tristement commune au Chili et dans la majorité des pays latino-américains. »
« LES CHILIENS SE REVEILLENT »
Que pensez-vous du contexte politique actuel au Chili ?
« Bien sûr, nous ne vivons plus en dictature. Du moins, pas celles des armes. On nous impose un modèle de vie néolibéral. Je ne me reconnais pas dans le contexte politique actuel. Notre démocratie connaît des manques évidents. L’accès à la santé, l’éducation, la culture… Tout est conditionné par l’argent. Il y a une inégalité terrible entre ce que gagne le pays et ce qui est redistribué. Ce modèle économique ne respecte rien. Il suffit de voir le projet de barrages en Patagonie… Les Chiliens s’y opposent. Mais le gouvernement et les grands groupes économiques continuent. Toutefois, les Chiliens se réveillent et s’opposent, ce qui ne se faisait pas avant. Les étudiants veulent une meilleure éducation, les Araucans réclament la défense des terres de leurs ancêtres… La peur est loin. Les gens se souviennent que, par le passé, ils ont contribué à la fin de la dictature… »
Revenons à votre livre. Vous faites de Santiago un vrai personnage. Qu’aimez-vous tant dans cette ville ?
« La ville fait toujours partie de mes romans. Quand j’ai commencé à écrire, Santiago n’était pas beaucoup évoqué dans la littérature chilienne. Pour Heredia, je voulais un quartier avec beaucoup de personnalité, vivant, avec ses traditions, ses vieux bars… Pour moi, c’est laisser un témoignage d’une époque, d’un espace. Dans mes premiers romans, je citais de nombreux endroits qui ont disparu aujourd’hui. Je fais ça aussi pour la mémoire du pays. Le Chili a l’envie d’effacer son passé. Cela passe par des démolitions. Je tiens le registre de ce qui a disparu.
Et, quand j’ai imaginé Heredia, j’ai tout de suite pensé l’unir à cette ville. Il vit près du Mapocho, une rivière, près des marchés, des magasins, des cabarets à la mauvaise réputation, des bureaux… Il vit dans un quartier que l’on appelle le « quartier brave » de Santiago, qui ne figure pas évidemment dans les guides. C’est là que se retrouvaient les Pablo Neruda et autres auteurs devenus des références. Et, comme moi, Heredia aime Santiago, son tumulte, ses gens… »
Quelle est la suite pour votre détective ?
« Au Chili, je viens de publier le treizième : « La mort joue gagnant« , dans le monde des paris et des courses de chevaux. Le suivant est prêt. Il parle d’une série de crimes de femmes, un phénomène de plus en plus fréquent (, rattaché aux crimes dans une série de femmes. C’est le femicidio, un phénomène de plus en plus fréquent chez la société chilienne. »
Quand pourrons-nous lire les précédents titres en France ?
« Cinq sont disponibles. Tous sont traduits par Bertille Hausberg. Avec mon éditeur, Anne-Marie Métailié, nous envisageons la parution de El segundo deseo (le « deuxième désir »). Heredia y cherche son père et enquête sur des hospices clandestins ou les anciens sont maltraités. »
Question subsidiaire : qui sont vos maîtres en littérature chilienne ? Et étrangère ?
« La réponse pourrait être très longue ! Mais, si je fais bref et que je mets de côté quelques auteurs, je peux parler d’Honoré de Balzac et de Charles Dickens que je lis et relis. Julio Cortázar, Juan Carlos Onetti et Julio Ramón Ribeyro, trois auteurs latino-américains que j’apprécie particulièrement. Osvaldo Soriano, un auteur qui m’a appris à écrire un roman policier avec une perspective latino-américaine. Des poètes chiliens comme Jorge Teillier et Roland Cárdenas. Les auteurs policiers comme Georges Simenon et Raymond Chandler. Sans oublier trois grands Chiliens : Francisco Coloane, Carlos Droguett et Manuel Rojas. »
Découvrez ci-dessous, un extrait de L’obscure mémoires des armes, de Ramón Díaz-Eterovic, paru aux Editions Métailié (reproduction autorisée). 280 pages, 19 €.
Un roman noir et nostalgique
« Le pire, c’était de n’avoir rien à faire. Ou presque rien car, de temps en temps, je me donnais la peine d’allumer une cigarette, de mettre une autre cassette dans la chaîne stéréo et d’humecter mon index droit pour tourner les pages du livre que je lisais sans cesser d’être attentif aux coups que quelqu’un pourrait frapper à la porte de mon bureau. Parfois, j’essayais aussi de parler avec Simenon et, quand l’ennui me serrait la gorge, je quittais l’appartement et descendais au kiosque d’Anselmo parler des programmes hippiques de la semaine et des meilleurs spécimens que nous avions vu courir au fil des différentes étapes de notre passion pour les chevaux et les paris. Faute de clients, ma principale occupation qui, ajoutée aux gains de mes paris gagnants, me permettait de m’en sortir, consistait à faire le résumé de gros livres ennuyeux consacrés à la politique, à la sociologie, à l’économie et autres sciences occultes prétendant expliquer le comportement erratique de l’homme depuis ses premiers pas sur la terre. Ces comptes rendus finissaient dans le bulletin d’une organisation pompeusement appelée Institut de recherches internationales, et je me moquais bien de savoir si quelqu’un les lisait.
Avec un peu de patience, j’étais parvenu à mener à leur terme mes cinquante premières années, un âge trop avancé pour changer de métier dans un pays où le poids des ans pèse comme une condamnation à l’heure de chercher un emploi. Un ancien camarade d’université m’avait trouvé ces comptes rendus à faire. J’étais tranquille mais je ne pouvais pas affirmer que j’étais heureux. La nuit, tandis que je faisais des efforts pour m’endormir, je pensais à mes enquêtes de ces dernières années et un élancement dans un endroit proche du cœur m’obligeait à reconnaître que je regrettais mes vagabondages à travers la ville à la recherche de fragments de vérité, éphémères comme l’éclat des étoiles filantes qui traversaient parfois le ciel sale de Santiago. Une ou deux fois par semaine, j’allais voir Griseta, la femme rencontrée treize ans plus tôt, à l’époque où elle était étudiante et cherchait à se loger pour quelques jours. Depuis lors, beaucoup d’eau était passée sous les ponts. Des moments agréables ou orageux, des séparations et des retrouvailles. Pourtant, malgré les peines et les joies, il me suffisait de la regarder dans les yeux pour savoir que notre histoire avait un sens et nous procurait la petite paix dont nous avions besoin pour poursuivre la pénible tâche d’ajouter un jour à l’autre.
Comme je n’avais pas grand-chose à faire, cela m’amenait à penser, entre autres, à un rêve qui me rendait visite certaines nuits, ponctuel et rigoureux, dès que je posais ma tête sur l’oreiller et fermais les yeux en essayant d’effacer les événements de la journée, la répétition monotone des heures, les feuilles sèches de l’ennui éparpillées sur ma table de travail. C’était toujours le même, comme le texte d’un scénariste soucieux de perfectionner l’effet d’une scène capitale. Toujours le même, identique, réitératif et brutal comme un coup dans l’obscurité : j’étais debout au bord de la mer, les pieds enterrés dans le sable et le regard fixé sur l’horizon où une vague commençait à grossir. Un vol de mouettes passait au-dessus de ma tête et, pendant un moment, lamer cessait de rugir et je pouvais entendre les battements résignés de mon cœur. Puis la vague avançait, sinueuse, souple, grise avec sa crête teintée de mystères. Vague serpent. Vague rapace. Je voulais fuir et je ne le pouvais pas. Dans mon rêve, j’ouvrais les yeux et j’avais du mal à reconnaître l’endroit où je me trouvais. Mystère, tout n’était qu’ombres et mystères. Peu importait mon désir de fuir. La mer finissait toujours par m’atteindre. Comme le passé, le mien et celui de beaucoup d’autres. Une vague, la mer, les énigmes et les vérités de sa fureur mêlées à des restes de naufrages.
J’occupais une bonne partie de mes heures à somnoler, les coudes sur mon bureau, ou à fumer le regard perdu au-delà de la fenêtre donnant sur le Mapocho et le quartier de La Chimba où rôdaient les fantômes ivres de Rubén Darío et Pedro Antonio González, des poètes que j’avais lus en feignant de suivre avec intérêt les connaissances inutiles infligées à ses élèves par le professeur de droit romain à l’époque où j’étais étudiant. Cela appartenait au passé et éveillait tout juste en moi un brin de nostalgie, celle de l’agilité de mes vingt ans et de ma chevelure jusqu’aux épaules. Mes cheveux étaient toujours vigoureux et abondants mais nuancés de blanc maintenant, ce qui m’obligeait à reconnaître que les feuilles du calendrier étaient tombées peu à peu avec leur inévitable rigueur. Pas de quoi m’inquiéter outre mesure sauf quand je me mettais à penser que la vie est une poignée de sable qui nous glisse entre les doigts.«