Yémen : le régime du président Saleh menacé par les tribus

Publié le 27 mai 2011 par Rivagessyrtes

Le 22 mai, pour la troisième fois, le chef de l’Etat yéménite Ali Abdallah Saleh, menacé par un mouvement de contestation populaire déclenché au mois de février, a failli à sa promesse de signer le plan de sortie de crise proposé par les Etats membres du Conseil de Coopération des Etats Arabes du Golfe (CCEAG) prévoyant sa démission et la formation dans les 30 jours d’un nouveau gouvernement.

Le 22 mai est la date de commémoration de la réunification des deux Yémen, réalisée entre le Nord et le Sud en 1990 ; le 22 mai 2011 marque le franchissement d’une étape décisive pour l’avenir du régime de Saleh. Coutumier de la pratique : promettre puis se rétracter, le président Saleh ne semble pas, cette fois ci, avoir pris l’exacte mesure de la crise.

Le 23 mai, la crise s’intensifiait brutalement conduisant à de violents affrontements entre des milices tribales et les forces de sécurité dans le quartier d’al-Hasaba dans le nord de Sana’a :

- le complexe résidentiel de Sadiq al-Ahmar, chef de la confédération tribale des Hashed, rallié à la contestation en mars, était la cible de tirs de missiles et de mortiers au moment même où s’y tenait une ultime tentative de médiation conduite par des chefs de tribus et des représentants du président Saleh dépêchés auprès du cheikh al-Ahmar. Le chef de la médiation, le général Ghalib al-Ghamish, chef des services de renseignement (Office de Sécurité Politique), blessé par des tirs, a désormais rejoint l’opposition ; de nombreux cheikhs, également mandatés par Saleh, ont été tués ou blessés par les forces de sécurité loyales au président.

Les combats qui se sont rapidement propagés dans et hors de la capitale ont provoqué depuis cet événement la mort de centaines de personnes et se sont traduits par l’occupation de bâtiments officiels par les milices tribales, notamment le ministère de l’intérieur et la radio d’état.

Ainsi, sur le mouvement de contestation populaire porté par la jeunesse et une coalition de partis d’opposition, revendiquant un caractère pacifique, se greffe désormais une lutte armée entre les élites au sein de l’appareil d’Etat mettant aux prises le clan présidentiel et la deuxième famille la plus puissante du Yémen, celle des al-Ahmar, longtemps alliée à Saleh, devenue plus distante mais surtout forte de l’appui de nombreuses tribus.

S’ils en furent accusés par le clan présidentiel, les membres de la famille al-Ahmar n’ont pas joué de rôle décisif dans le lancement de la contestation en janvier ; les al-Ahmar, ont saisi le moment opportun pour s’y rallier et solder une rivalité croissante avec le chef de l’Etat et son entourage.

Sadiq al-Ahmar, cible de l’attaque du 23 mai, est le cheikh suprême (cheikh al-macheikh) de la confédération des Hashed depuis la mort, en décembre 2007, de son père ‘Abdallah bin Hussein al-Ahmar. Cheikh ‘Abdallah cumulait les fonctions de chef de la confédération tribale, de président du Parlement, de chef et fondateur du parti islamiste d’opposition al-Islah (« La Réforme »). Proche des intérêts saoudiens, il avait réussi tout au long de sa carrière politique à façonner un modus vivendi efficace avec le président Saleh et le parti au pouvoir, le Congrès Populaire Général (CPG), au point d’apparaître comme un des soutiens les plus nécessaires au maintien au pouvoir de Saleh.

Le pacte conclu entre le président et le chef d’une opposition qui n’en avait plus que l’apparence a été progressivement rompu par ses 10 fils face à l’imminence d’une succession présidentielle au sein de la famille Saleh, au profit d’Ahmed ‘Ali ‘Abdallah Saleh, fils aîné du chef de l’Etat. Depuis la rupture, le président Saleh, issu de la tribu des Sanhan, membre de la confédération des Hashed, qualifie désormais les 10 frères du qualificatif des « les al-Ahmar », leur déniant toute individualité et méprisant leur capacité à dépasser le seul statut de fils de leur père. Depuis le 26 mai 2011, ils font l’objet d’un mandat d’arrêt au chef de rébellion armée contre l’Etat.

Sadiq al-Ahmar, chef de la confédération tribale la plus puissante du Yémen, était jusqu’en mars 2011, député élu au sein du parti présidentiel et porte-parole du Parlement. Il est sans doute le dernier des frères à avoir rejoint le mouvement contestataire ; il est aujourd’hui l’un de ses chefs.

Un de ses frères, Hamid, homme d’affaires multimillionnaire, avait longtemps été pressenti par leur père pour prendre la tête de la famille ; avant de mourir le cheikh ‘Abdallah en avait décidé autrement. Privé de la fonction prestigieuse de chef de la confédération, Hamid a développé ses affaires (téléphonie, banque, médias…), s’est impliqué au sein du parti d’opposition al-Islah dont il est député depuis 1993 avant de déclarer dès 2006, lors de l’élection présidentielle, son opposition à Saleh et son souhait de le voir destitué. Hamid n’a jusqu’ici été impliqué dans le mouvement de contestation à Saleh qu’au titre de financier.

Hussein al-Ahmar, ancien membre du parti au pouvoir, est désormais responsable de la mobilisation et de la préparation opérationnelle des tribus du gouvernorat d’ ’Amran, fief de sa famille et bastion des Hashed, situé au nord de la capitale. Grâce à l’appui des tribus locales, Hussein est désormais maître du gouvernorat.

Désormais engagés dans une lute armée, les al-Ahmar savent pouvoir compter sur l’appui de milices tribales mais ils ne peuvent se prévaloir du soutien obligé des initiateurs du mouvement de protestation.

Certains d’entre eux sont attachés au maintien du caractère pacifique de la lutte contre le régime et peu désireux de se voir confisquer leur « révolution »; les autres seront plus faciles à convaincre puisqu’ils sont proches ou appartiennent au parti al-Islah. Les premiers seront difficilement persuadés qu’une prise de pouvoir au profit des al-Ahmar puisse se solder par la fin du système clientéliste et tribal.

Une composante discrète d’al-Islah, forcément engagée dans la contestation mais jusqu’ici occultée par les éléments les plus radicaux du parti, devrait gagner en visibilité et se mettre en avant : les Frères Musulmans (« canal historique » pour les distinguer des Frères plus connus qui sont proches du salafisme) que ne manqueront pas d’inspirer leurs homologues égyptiens et d’aider les financements offerts par Hamid al-Ahmar.

La délicatesse du président Saleh, ordonnant aux forces de sécurité de tirer sur des chefs tribaux engagés dans une médiation dont il aurait pu tirer profit, n’a pas eu les effets escomptés par ce stratège brutal en fin de parcours, jusqu’ici accoutumé à provoquer avec succès des divisions entre tribus, puisque désormais des tribus indécises ou spectatrices sont déterminées à prendre les armes : Hashed, Bakil, Mur’ad, Yafi‘…

Deuxième famille en importance au sein des Hashed, la famille Abou Shouwarib qui tire son prestige de l’aura de son ancien chef, aujourd’hui décédé, Mujahid Abou Shouwarib s’est rallié aux al-Ahmar ; son chef a été blessé lors de l’attaque du 22 mai. L’autre confédération la plus importante du Yémen, celle des Bakil, moins puissante mais numériquement plus importante, s’est également ralliée en la personne de son chef cheikh Najial-Shayif ; ralliement également d’une de ses grandes familles, les Abou Louhoum, dont un des chefs a été tué.

L’assaut donné contre la résidence de Sadiq al-Ahmar a provoqué la mort d’une dizaine de chefs de tribus : Mohammed bin Mohammed Abou Louhoum, Naji Ahmed al-Tahefi, ‘Abdallah Mabkhout al-Darhani, Sadiq Qa’aban, Mouqbil Hassan Garoun…blessé les autres, provoquant l’appel à la vengeance de leurs tribus respectives. Des tribus jusqu’ici, certes opposées au maintien au pouvoir de Saleh, sans être véritablement impliquées aux côtés des al-Ahmar sont désormais précipitées dans la bataille, appellent à la désertion de leurs membres dans les forces de sécurité ou l’armée, déclarent légitime l’assassinat du président Saleh pour venger leurs morts.

Autre acteur essentiel de la rébellion, le général « déserteur » ‘Ali Mohsen Saleh al-Ahmar, demi-frère du chef de l’Etat ou pour le moins apparenté à lui, mais par contre sans lien de parenté avec la famille al-Ahmar, est le maitre d’une force de frappe militaire dont le rôle sera déterminant : la 1ère division blindée (mieux connue sous la dénomination al-firqah, « la division »). Après avoir fait défection, en mars, avec de nombreux officiers généraux, ‘Ali Mohsen ne semble pour l’heure pas avoir engagé ses troupes dans les combats, se contentant de protéger les contestataires dans la capitale. Néanmoins, il ne pourra qu’intervenir si ses troupes venaient à être la cible des tirs des unités demeurés fidèles au régime ou pour protéger les membres de sa tribu qui ne manqueront pas de quitter leur fief de Khamir (‘Amran) pour rejoindre Sana’a.

Son rôle politique sera plus difficile à cerner : honni par la population ; ancien bras séculier du régime ; chiite zaïdite de naissance devenu sunnite radical, proche des Frères Musulmans et des salafistes ; homme d’affaires corrompu (trafic de carburant…) ; un pédigrée qui rendra difficile l’illusion d’un changement de régime.

De son côté, le président Saleh peut compter sur l’appui de son entourage familial proche et d’une partie de la tribu des Sanhan qui ont noyauté de nombreuses structures de l’appareil de sécurité et de défense :

- Ahmad ‘Ali ‘Abdallah Saleh, son fils, chef de la Garde républicaine (garde prétorienne de 12 000 hommes) et commandant des forces spéciales (3 000 hommes rattachés au ministère de la défense) ; fils aîné jusqu’ici pressenti pour lui succéder à la tête de l’Etat ;

- Tareq Mohammed ‘Abdallah Saleh, neveu du président, chef de la sécurité présidentielle ;

-Yahya Mohammed ‘Abdallah Saleh, neveu du chef de l’Etat, chef des forces de la sécurité centrale (ministère de l’intérieur), bureau de la sécurité nationale chargé de la lutte antiterroriste ;

- Mohammed Saleh al-Ahmar, demi-frère du président, chef d’état-major des forces aériennes.

Depuis quelques jours, les unités de la Garde Républicaine et les avions de chasse de l’armée de l’air constituent le fer de lance de la contre-offensive lancée par le régime contre les tribus. Leur allégeance au pouvoir central n’a néanmoins rien d’indéfectible, l’exemple d’ ‘Ali Mohsen en témoigne ; le 26 mai un commandant important de la Garde Républicaine, unité la plus dévouée au régime, a appelé à la désertion ; l’appel des chefs tribaux devrait accélérer le mouvement. Les premières victoires tactiques de la rébellion ne manqueront pas non plus de provoquer des défections ; le 27 mai, les rebelles se sont emparées de la base de la 26ème brigade de la Garde Républicaine au nord de Sana’a…

Désormais confronté à une singulière conjonction de mouvements d’opposition tous déterminés à le faire chuter : mouvement de contestation civile, opposition politique constituée, tribus, rebelles houthistes au Nord du pays, sécessionnistes au Sud, rebelles des forces armées ; le maréchal-président Saleh compte ses jours à la tête du pays et réussit lui aussi une singulière conjonction : « Ils me haïssent et ne me craignent plus ». (‘Ali ‘Abdallah Saleh selon Cicéron – De Officiis).

The New York Times, Evasions By Leader Add Chaos In Yemen, 25/05/11

The New York Times, Fighting Intensifies in Yemen as the Government Battles Tribal Groups, 24/05/11

The Guardian, Yemeni president adamant he 'will not leave power', 25/05/11

The Guardian, Yemeni soldiers clash with tribal leader's guards in Sana'a, 24/05/11

Foreign Policy, Who’s Who in Yemen, 26/05/11

BBC, Yemen unrest: Saleh's rivals enter elite power struggle, 26/05/11

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