2- L’orphelinat bien-aimé
« Féliks! Féliks ! Reviens-moi ! »
Un ruisseau coulait de mon cœur à la pensée d'être éloignée de mon frère Féliks, hébergé dans un centre pour garçons, à Yzeure dans l'Allier. Nous étions distants d'environ vingt kilomètres. Tout nous séparait maintenant. Des hommes prirent d’assaut son bras sans que j’eusse le temps de l’embrasser. J’avais l’impression de perdre la tête, que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve et qu’il me reviendrait bientôt. Le conducteur m’invita à regagner le minibus qui nous avait conduits jusqu’ici. Le trajet fut sans paroles.
Ce fut à l'orphelinat qu’elles m’emmenèrent avec ma grande sœur Zina, l’aînée des filles. Quand à ma petite sœur Eva, elle fût placée dans une famille d'accueil à la campagne, située à une trentaine de kilomètres de nous. La bâtisse était entourée de grands murs blancs, un portail gris en assurait l'entrée principale. Il y avait bien une deuxième entrée, plus petite, mais celle - ci était destinée aux camionnettes d’épiceries, de fuel et de matériels divers. De plus, il y avait toujours le gardien, d’allure mince et au regard terrible, qui surveillait, posté au portillon verdâtre, rendant difficile une quelconque échappatoire de ce lieu béni.
Dès l'accès dans cette maison à plusieurs étages, je fus fascinée par ses immenses façades blanchâtres. La cour carrée, un terrain sobre avec deux rangées de châtaigniers semblait receler des mystères. Sur la gauche, une petite demeure attendait les plus grandes, sur la droite se trouvait une salle qui servait à tout et à rien : aux rassemblements, aux temps des lectures, à la préparation des chants pour la messe du dimanche, aux jeux et à l'heure des devoirs. L’'extraordinaire était là, devant mes yeux, tel un précieux trésor qui bondissait dans mon cœur ; un plancher, surélevé d’une estrade avec de vrais rideaux couleur bordeaux, un théâtre, un vrai un théâtre ! A cette vue, la joie gagna tout mon être, et des frissons parcoururent mon corps. Ce n’était pas un endroit comme les autres, ici régnaient l’équilibre et la paix. L’éducation des sœurs de la visitation, rue de Villars à Moulins, congrégation fondée en 1616 par Sainte Jeanne-Françoise de Chantal sous François de Sales, et repris à sa mort en 1622 par Saint Vincent de Paul, premier supérieur des Filles de la Charité dont dépendait l’orphelinat, palliait ce manque affectif. Ces dames revêtaient de longue robe noire que recouvrait un grand tablier blanc. Elles étaient coiffées de cornettes faites avec du drap très solide et rigide, qui ornaient leur chef et étaient pliées d'une certaine façon dont elles seules connaissaient le secret. Elles offraient leur cœur, leur vie entière à Jésus. Elles se mariaient avec Dieu, disaient-elles. Haute comme trois pommes, je voulais les aider de mon mieux. L’idée me vint de prendre mon urine pour en laver les portes, elles aussi prenaient un liquide jaune pour faire le ménage. Je voulais être grande. La toilette m’était faite par une des monitrice « Monique ». Son visage souriait très souvent et j’aimais lorsqu’elle s’amusait à me faire faire des bulles. Lui montrait que j’étais en âge de me laver seule me tenait vraiment à cœur. Aussi je pris un tube dont la pâte me semblait parfaite à étaler sur mon corps, lorsque subitement, une poussée de petits boutons rouges firent leur apparition. Monique riait, Monique ne me gronda pas mais je sus que j’avais commis une erreur je portais sur moi comme une odeur de chlorophylle. Un jour, je découvris les douleurs de la menstruation. Je voulais m’en cacher, je voulais rester innocente, Alors, ce premier jour je me tus non pas de honte, mais parce que je refusais ce liquide chaud qui coulait entre jambes, je refusais de rentrer dans le monde de l’adulte où le rire n’est plus.
Ces religieuses que j’aimais tant resteront à jamais graver dans ma mémoire.
Cependant, j’avais un penchant pour sœur Marie-Louise qui faisait de son mieux pour soulager nos peines et nous récompensait lorsqu’ elle l'estimait juste. Ce fut la première des sœurs de cette confrérie à obtenir son permis de conduire, qu'elle eut du premier coup, d'ailleurs. Les enfants adoraient monter dans la voiture, une 2CV gris foncé. Leurs cheveux volaient au vent par les vitres ouvertes, et ils chantaient avec elle tout au long de la route. Il y avait aussi Sœur Suzanne, la dame au teint blanc comme la fleur des nénuphars, calme comme elle aimait à le dire. Elle aussi avait ma préférence, car c'était elle qui cuisinait nos repas frugaux. Parfois même, elle nous enseignait l’art de la table et nous donnait quelques cours de cuisine pour faire de nous de vraies jeunes filles, comme elle espérait. J’avais le temps de grandir et le geste de tirer les jupons ne m'avait toujours pas quitté. Ce n’est pas
Etant assez bonne élève à l'école "Notre-Dame", institut extérieur à ma vie de tous les jours, je demeurais, en extase, à chaque fois que je voyais ma maîtresse, et son savoir dans le domaine de l’histoire et du français me fascinait à chaque leçon ! J’étais déjà une rêveuse de lointains chemins, il faut dire. En fin de mois, j’étais fière, lors de la remise des récompenses, de porter sur mon tablier bleu marine obligatoire les barrettes que la directrice, sœur Lucile, nous distribuait : rouge pour l'excellence, verte pour la sociabilité, bleu pour les encouragements, chaque matière ayant sa couleur. Souvent, la verte était fixée à mon tablier. Oh, que j’en étais fière ! J’adorais me sentir entourée. Ainsi passèrent tranquillement ces premières années.
De bonnes notes en fin de semaine promettaient de l’argent de poche. Mon groupe surnommé l’Oustalou, les huit et dix ans, attendait avec hâte de s’asseoir à la queue le leu sur les banquettes en bois clair du couloir avant de pénétrer avec quelques inquiétudes dans le bureau de la directrice. A tour de rôle dans cette pièce, le verdict tombait. C’était soit la récompense : quelques sous pour les bonbons du dimanche, ou soit la sévère punition, c’est à dire une règle en fer qui battait la musique sur le bout de nos doigts.
La sévérité avait sa place, la vigilance régnait, mais l’affection demeurait reine. Les cadeaux furent nombreux : école de danse, initiation au piano, théâtre, écoute de musique classique, voyages et droit à une école privée ! Les sentiments de bien être furent si grands que tout le groupe voulait épouser la même religion, celle de nos sœurs bien-aimées, celle de Dieu. L’orphelinat nous apporta la rigueur, le sens de l’honneur, celui du respect et du devoir.
Je vécus mes premières années comme une béatitude. Les dix commandements furent l’exemple de toute ma vie, mon édifice à tout jamais.