C'est pas le mien puisque personne n'appartient à personne, mais ça me fait du bien de savoir que j'ai le mien, c'est bon pour ma conscience. Difficile d'écrire sur ce sujet quand je ne sais pas moi-même ce que j'en pense et ça, depuis toujours en fait. Les itinérants, que se passe-t-il dans leur vie, que s'est-il passé, pourquoi sont-ils dans la rue? À Montréal, ma vie urbaine inclut de passer devant des vendeurs de "hash, pot, mescaline" - vous vous souvenez sur St-Denis dans les années 80?; des itinérants, jeunes et moins jeunes, debout, assis, couchés, en chaises roulantes, avec ou sans enfant, animaux, membres estropiés; des artistes de la rue; des prostituées; des vendeurs de revues, des disciples religieux, bref : une kyrielle d'humains dont le quotidien est de solliciter le passant. Sans passants, ils ne seraient que dans la rue; ils auraient froid, n'auraient personne à qui parler, sourire et n'auraient pas d'argent pour s'acheter une clope ou un sandwich.
Il m'arrive occasionnellement de mauvaises aventures avec les gens qui habitent la rue (certains parlent fort) : je me suis fait frapper à la tête, cracher au visage, crier des insultes. Je pense tout le temps dans ces moments-là que c'est une expression de leur misère que je ne connais pas. Il m'arrive souvent de leur faire des sourires car ça je peux donner facilement. Il ne m'est arrivé que 3 fois de leur donner des sous. Les sous, les sous, cette chose tant convoitée dans le monde et dans le cas des plus démunis, une certes nécessité. Je ne donnais pas car je croyais plus jeune que la réussite dans la vie tenait au mérite et que celui qui voulait, pouvait. En grandissant, ma pensée fut nuancée par la constatation flagrante que tous ne naissent pas avec les mêmes opportunités et que la société doit compenser pour qu'à un certain âge (disons l'âge scolaire, dans un monde idéal), les chances soient égalisées. Il est clair que notre société a essayé mais n'y est pas parvenue. Je lui concède l'extrême difficulté de la tâche et la relative paix sociale qu'elle a quand même su instaurer par le biais de son filet social (qu'il nous coûte cher, qu'il soit inefficace, qu'il soit surexploité, on en pensera ce qu'on veut). Avec tout cela en tête, j'allais tranquillement mon chemin en pensant que ce n'était pas ma responsabilité d'aider les plus démunis.
Je connais les opérations généreuses du Père Emmet Johns, je sais l'existence de l'Accueil Bonneau, du resto Robin des Bois, du Chaînon, du Refuge, de l'Armée du Salut, de Sun Youth. Je sais les gens dévoués qui s'y donnent à fond pour aider leur prochain. J'aimerais avoir leur vertu et leur compassion, je ne les ai pas. Ils sont comme les soeurs cloîtrées qui prient pour la rédemption au nom du restant de la société, ils le font pour nous, pour que nous n'ayons pas à nous en préoccuper, pour que nous vaquions à nos occupations, et apportions notre propre contribution à la société. Je me demande très souvent quelle est la contribution que j'apporte à la société - tu sais, la vie c'est une simple équation : le seul fait d'exister consomme des énergies et des ressources et tu pars donc en déficit avec la nature; je crois que le moins que je puisse faire pour mettre ça even avec la Terre, c'est de faire un petit plus pendant mon existence.
J'ai acheté une fois le journal L'Itinéraire et bien que j'en saluais l'effort, je ne me résolvais pas à le trouver intéressant, c'était plutôt pour accomplir un geste symbolique (laver ma conscience).
Depuis 4 semaines, j'ai "mon" itinérant, celui qui est au coin de la rue quand je sors du travail tous les soirs (j'ai cru remarquer qu'il n'y est pas pendant quelques jours suivant le début du mois). Il adresse la parole à beaucoup de monde et tend humblement sa casquette pour recueillir la dîme. Des fois, il vend L'Itinéraire. Ça fait près d'un an que je passe devant cet homme sans lui adresser la parole mais en surprenant des bribes de conversation qu'il a avec d'autres humains souvent habillés en costard et munis d'attaché-cases. Ma foi, cet homme est doté d'une intelligence certaine et d'une bonne élocution; il n'est ni saoul, ni drogué, ni sale (à ce point, vous me trouvez condescendante; j'ai beaucoup de respect pour la vie, j'essaye juste d'être candide et ça me met visiblement mal à l'aise d'aborder ce sujet very straightforwardly). Je ne lui aurais pas parlé si ce n'était qu'une fois j'étais seule avec lui au coin de la rue alors que j'attendais ma lumière. Je lui ai adressé la parole, demandé son nom, donné le mien, offert un petit compliment du style "vous êtes un brave homme", frotté son épaule et donné 2 piastres. Il m'a dit qu'il s'appelait "X" (depuis vendredi, je fais plus attention pour protéger l'identité des individus); il s'appelle Monsieur Chic pour les fins de ce billet.
Le soir même de ma rencontre avec Monsieur Chic (2 minutes de conversation et 2 piastres), j'étais folle comme un balai, je sentais que j'avais fait une bonne action, que je m'étais rendue humble et accessible, que je voulais me rapprocher de cet homme. Wooow jeune fille, vous mélangez tout! Les jours où je ne le voyais pas, je pensais à lui et me demandais pourquoi j'étais heureuse de connaître Monsieur Chic, et je crois que ma réponse est la suivante :
- avoir "mon" itinérant m'absout d'avoir à penser à tous les autres (c'est déjà fait);
- "mon" itinérant est visiblement instruit, poli, et non violent;
- "mon" itinérant semble comprendre mon monde et je n'ai donc pas besoin de comprendre le sien;
- dire bonjour et sourire à "mon" itinérant et l'appeler par son nom, pardonne le fait que je ne lui donne pas d'argent chaque fois;
- ma bonne conscience s'en porte bien.
Comment peut-on donner simplement? Pourquoi n'en suis-je pas capable? Donner, simplement, de bon coeur, sans juger. Si je gagnais mieux ma vie, est-ce que je donnerais plus? Si je ne me sens pas une meilleure personne du seul fait de connaître Monsieur Chic, c'est probablement parce que je ne fais pas cela bien, ou je ne le fais pas pour les bonnes raisons. Difficile d'être bon.