La Conquête fait face, de par sa nature, à un défi irrémédiablement complexe puisqu’elle est l’une des rares fictions historiques à traiter d’un sujet qui lui est contemporain, qui la précède mais lui survivra également. Ce paradoxe initial est au centre de l’œuvre, la hante et la phagocyte. Comment, en effet, représenter avec lucidité une ère qui n’est pas encore parvenue à maturité ? Comment mettre en lumière le passé pour mieux éclairer le présent, alors que ces deux sphères sont, ici, encore inextricablement imbriquées ? Ces problématiques stimulantes n’ont dans l’absolu rien de repoussant et pourraient même, au contraire, annoncer un film ambitieux et équilibriste, qui fraye avec la dangerosité du concept pour mieux le maîtriser.
Le fait est que Xavier Durringer méprise en tous points ces enjeux. Il les occulte en permanence, comme écrasé par un sujet trop grand pour lui, incapable d’embrasser ce qu’il devrait, au minimum, pouvoir mettre en perspective. La Conquête se limite donc à une séance de mimétisme étirée jusqu’à l’absurde, littéralement apeuré par les marionnettes du pouvoir qu’il tente de manier. En résulte un simple miroir à peine déformant en place d’un kaléidoscope, une illustration farceuse et lisse d’une réalité pourtant pétrie de passionnantes aspérités.
Xavier Durringer bégaie donc qu’il y a un cœur qui vibre sous l’apparat des discours de Nicolas Sarkozy, et un homme qui tremble face au départ de sa femme alors qu’il est sur le point de présider la France. Les ambitions sont minimes, mais pourraient alors se replier sur la tragédie intimiste, sur la déchéance d’un prédateur qui au moment de déguster la proie qu’il chasse depuis trente ans, se trouve dépourvu de ce qui l’a toujours mû. Mais la grammaire cinématographique de Durringer est d’une inertie, d’une pauvreté sans limites. La Conquête est un film littéralement parlé, qui s’anime en fonction des répliques et se focalise en permanence sur le personnage qui s’exprime, comme fasciné par celui qui rayonne, à l’image d’un moustique invariablement magnétisé par l’attrait du sang. The Social Network, par exemple, était également indissociable du flot des paroles, mais dans une optique bien différente : Fincher et Sorkin ont accouché d’un film hybride, qui fort logiquement mêlait les flux visuels et sonores, les imbriquait de manière indistincte, l’un répondant à l’autre pour former un amas surabondant d’informations et de vitesse enivrante. A l’inverse, Durringer n’a aucun principe de mise en scène, aucun talent de cinéaste, et s’en remet à une série de punchlines en forme de clins d’œil, qui rappellent que ces hommes publics que nous connaissons tous sont parfois vulgaires. Cette grammaire renvoie à un héritage télévisuel dépassé qui ne sait proposer rien d’autre qu’une dévotion à ce qu’il représente, et un espace d’expression neutre, offert à celui qui prend la parole. De fait, et c’est peut-être l’élément le plus dommageable, cette fascination pour le parlé, l’exprimé, occulte toute potentielle zone d’ombre et d’incertitude, circonscrit au néant ce qui restait déjà tapi.
La Conquête inonde donc de lumière et de didactisme inepte ce qui est d’ores et déjà public, à l’image des divers scandales politiques, mais ignore les interstices, l’anecdotique, et ellipse l’angoisse d’une vie hors du commun. A ce titre le plan final est un monument d’imposture et de maladresse, en ce qu’il laisse le Président à peine élu gravir les marches et s’adonner aux flashes, tandis que la caméra reste dans les coulisses, aux côtés de son équipe, dans l’ombre. Durringer est si peu maître de ce qu’il représente qu’il persiste à croire qu’il se trouve dans les arcanes du pouvoir et qu’il en explore les fondements, alors qu’il ne fait qu’en polir la surface. Il se déleste donc, par ce biais, d’un enjeu fondamental : qu’est-ce qui, dans le quotidien de Nicolas Sarkozy et à l’exception de sa relation avec Cécilia, peut finalement faire du Président de la République un homme comme les autres ?
En butant sur cette interrogation, qui constituait pourtant son ambition principale, Durringer achève de se condamner. Les personnages qu’il filme via l’envers du décor ne présentent aucune forme d’intériorité, aucune part d’inconnu. Ils ne sont que représentation mécanique, même dans un cadre privé, des images figées de politiciens publics, n’existent qu’en tant que fonctions et ne sont jamais abordés par le prisme de l’intime, qui pourrait révéler la chaleur et les faiblesses sous le vernis glacé. Durringer ne filme pas des êtres humains mais manipule des jouets, des figurines aux particularités prédéfinies, et espère qu’ils s’animeront d’eux-mêmes en les plaçant dans les conditions adéquates. Mais La Conquête n’est finalement qu’un gigantesque jeu de rôle dont l’issue est déjà connue, et qui bannit toute possibilité de mutation ou de complexification de ses participants, prisonniers des tics dont les affublent les acteurs qui les incarnent.
Au sein de ce marasme surnagent tout de même deux plans de cinéma, aussi puissants qu’isolés. Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin qui s’entretiennent sur la plage, au crépuscule, et dont on ne distingue que les silhouettes lourdes et silencieuses noircies par le contre-jour. Pour la première et dernière fois du film, Durringer injecte une vision, une représentation purement cinématographique de personnages qui, enfin, se révèlent et s’abandonnent dans l’obscurité. Un peu plus tard, le président en devenir est filmé de dos, répétant le discours de la victoire face à une salle immensément vide. La Conquête frôle alors la pertinence, et déploie en un plan un regard sur le présent via une représentation du passé. De la même manière le personnage d’Henri Guaino est clairement le plus intéressant du film, en ce que son admiration enfantine pour Sarkozy, et sa réaction de fierté lorsque ce dernier déclame le discours dont il est l’auteur, laissent entrevoir une porte d’entrée vers l’intime.
Au-delà de ces éléments, il faut se souvenir d’une réplique de Dominique de Villepin, qui déclare à Jacques Chirac : « Nous n’avons plus le temps, l’Histoire nous mord la nuque ». A cet instant précis, Xavier Durringer semble parfaitement synthétiser son œuvre : hâtive, désincarnée et tristement stupide.
Par Axel Cadieux